Still in paradise
Création de Yan Duyvendak et Omar Ghayatt / Théâtre de Vidy / du 6 au 10 juin 2017 / Critiques par Jehanne Denogent et Artemisia Romano.
Game, hate and paradise
10 juin 2017
Par Jehanne Denogent
Still in paradise est conçu comme un gigantesque jeu combinatoire et modulaire, multipliant les dimensions et les perspectives sur les thèmes de l’islamophobie et de la migration. Souplesse et ouverture : les spectateurs même deviennent mobiles.
Lorsque Yan Duyvendak, Omar Ghayatt et le traducteur Georges accueillent le public, ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils s’apprêtent à interpréter. Le plateau du jeu est encore vide. Avec clarté et précision, ils exposent alors les règles de la performance : 12 fragments, c’est-à-dire des petites pièces-performances, sont à disposition, tels des pions. Par vote à main levée, le public doit en choisir et en combiner 5, auxquels s’ajoutera 1 pièce imposée. Les possibilités de spectacles sont considérables, puisque ce ne sont pas moins de 121 configurations qui pourraient naître chaque soir ! Les ouvertures se démultiplient également avec les imprévus que peuvent provoquer les spectateurs. Libre d’évoluer dans la salle et de s’installer sur le sol où bon lui semble, le public fait pleinement partie de la performance. Ces points de vue mobiles offrent autant de perspectives sur un sujet aujourd’hui délicat, la peur de l’Islam en Occident, mis en scène dans ces différentes pièces à travers la rencontre et les dialogues entre Yan Duyvendak, performeur hollandais, et l’artiste égyptien Omar Ghayatt, tous deux installés en Suisse. Démocratique, ce dispositif scénique pousse à multiplier les regards, à envisager la partie selon plusieurs angles, dans des enchaînements précis et maîtrisés !
Bien qu’il aborde des questions hautement sensibles – celle de l’Islam en Europe, des différences culturelles, des réfugiés politiques ou du terrorisme – Still in paradise garde un ton ludique. Afin d’attiser la curiosité et le désir du public pour tel ou tel fragment, les performeurs n’hésitent pas à déployer plaisanteries, charmes et promesses. Il faut bien vendre ! Si les plaisanteries font d’abord rire, l’amusement se teinte aussi de malaise : pour divertir le public – comme tout Européen devant sa télévision – il faut du spectaculaire. Ainsi est reproduit, à l’échelle du théâtre, le goût d’une société pour le scandale et le morbide. La mise en abîme est dérangeante, ajoutant une dimension supplémentaire, une puissance ironique à cette performance créée en 2008. Ce décalage entre la gravité du thème et son traitement récréatif se retrouve également au fil des micro-pièces, comme dans celle où sont retracées avec des jouets et des petits drapeaux les pérégrinations d’un réfugié irakien. Comme pour faire comprendre que si, depuis l’Europe, ces parcours peuvent sembler irréels, ils n’ont cependant rien d’un jeu d’enfants.
Malgré le choix efficace du dispositif polyphonique pour aborder ce sujet polémique, les différents fragments, eux, peinent parfois à convaincre. Peut-être parce que les positions et les confrontations n’y sont pas assez tranchées, la tension manque et l’attention du public retombe. La partie intitulée Boom, proposant aux spectateurs de prendre la parole pendant dix minutes pour dire ce qu’ils savent de l’Islam, trop brève, ne suscite pas de véritable réflexion. Il en est de même pour plusieurs fragments dont certaines propositions – comme la référence inévitable à Trump – restent quelque peu convenues. C’est plutôt l’agencement de ces différentes pièces, composites et complémentaires, qui constitue véritablement l’ouverture et l’innovation de cette performance, qui se pense et se rejoue à chaque représentation.
10 juin 2017
Par Jehanne Denogent
Rencontres au souk
10 juin 2017
Par Artemisia Romano
Still in paradise créé par Yan Duyvendak, artiste néerlandais établi à Genève, et Omar Ghayatt, artiste égyptien vivant à Berne, est une rencontre qui émane de la nécessité urgente de se rapprocher de l’autre, de mieux se connaître et de faire dialoguer ces mondes que bien souvent tout oppose : l’Occident et le Moyen-Orient, l’inadéquation prétendument parfaite. Les deux artistes travaillent autour des multiples représentations de la différence culturelle, qu’elles soient individuelles ou collectives. Ils les entremêlent voire les entrechoquent…
Comme dans un souk, nous sommes invités à chiner parmi douze scènes préparées. La vitrine qui nous est offerte est dense et elle intrigue, chaque échantillon racontant une forme de rencontre entre les deux mondes, entre les deux cultures. Seuls cinq de ces extraits seront joués, le choix se fait démocratiquement par un vote à mains levées.
« Not in paradise » est le premier fragment élu. Yan et Omar tiennent chacun en main un jeu d’images et associent tour à tour des paires, à la manière d’un memory. Des diptyques défilent sous nos yeux : une femme voilée répond à une femme dénudée, l’icône du christ tenant une bible à la main fait soudainement écho à Sala Abdeslam qui brandit un Coran, une femme bavaroise entourée de bières est la jumelle de Ganesh tenant des offrandes, des femmes en burka répondent à une affiche contre les minarets, un tank avec des derricks en feu s’associe à des saucisses grillant sur un barbecue. Ces assemblages, insolites et inattendus, se superposent et se répondent en formant une équation surprenante avant de disparaître sous un paysage tropical fait de palmiers et de ciel bleu.
« Boum » offre un temps de parole au public, qui, assis en cercle, partage sur l’islam : « l’islam est multiple, une des valeurs cardinales est la charité ; vaut-il mieux être musulman en Occident ou en Orient ? Les musulmans de l’ex-Yougoslavie sont-ils moins discriminés que les autres en Suisse ? Le prophète s’appelle Mohammet, et sa mère Maryam ; les femmes ont des yeux étincelants derrière leur burka ; la journée est rythmée par des prières ; c’est un espace politique comme les autres. » Le coucou suisse sonne, laissant planer ce joli récit qui s’est formé, ensemble.
Dans « ma vie secrète » Omar narre son adolescence au Caire : son rapport au corps, la timidité et la maladresse vécue entre filles et garçons, son premier film érotique visionné qui lui laisse une image libérée du corps en Occident. « Home » est l’échange épistolaire entre Omar et son ami Georges, qui aborde le printemps arabe et leur amitié ébranlée par une vision opposée sur la manière de mener la Révolution. « Dolivan » raconte le voyage d’un exilé qui migre vers l’Europe, les passages aux frontières et les retours en arrière : Irak, Milan, Suisse, France, Norvège, Irak, Istanbul, Sofia, Marseille, Paris, Calais et enfin la Belgique. Des jouets mettent en scène ce périple : les petites voitures en plastique, les trains, les figurines faisant office de passeurs et de policiers. Ce fragment aborde aussi le désaccord existant entre Yan et Omar sur l’accueil des migrants, l’un étant prêt à les accueillir sans concessions, l’autre abordant les différences culturelles comme une entrave possible à une bonne intégration. L’Europe peut-elle être un Eldorardo pour tous ?
Telles des boîtes qui s’ouvrent et nous surprennent, ces fragments rassemblés nous révèlent le tableau riche et complexe qui naît de la rencontre entre l’Occident et le Moyen-Orient. Elles nous montrent la prégnance de la dichotomie qui sépare ces cultures et la méconnaissance de l’islam trop souvent incarnée par la peur. Ces instants invitent à une rupture avec ces visions cristallisées et démontrent une proximité possible avec cet autre trop souvent imaginé, rarement appréhendé. Les paroles universalisantes de Imagine clôturent Still in Paradise avec force.
10 juin 2017
Par Artemisia Romano