Perdre le nord
Texte de Christiane Thébert / conception Claude Thébert / TPR – Théâtre Populaire Romand (Hors les murs) / La Chaux-de-Fonds / 21 juin 2017 / Critiques par Jehanne Denogent et Laure-Elie Hoegen.
« Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes »
21 juin 2017
Par Jehanne Denogent
Perdre le nord est une invitation à sortir des sentiers battus pour penser, rêver, questionner, imaginer la vie et ce que peut le théâtre. On s’attache à ces deux comédiens et on embarque pour un voyage poétique, qui a lieu ici et maintenant…
Avant même de commencer, Perdre le nord déroute. Devant la porte du TPR, au lieu d’entrer, il faut contourner la bâtisse pour découvrir la « salle » de théâtre : quelques tréteaux, une dizaine de bancs comme ceux que l’on trouve aux fêtes de villages et l’herbe moelleuse où plonger les pieds. Loin des salles traditionnelles et de leur ambiance quelquefois guindée, les comédiens Claude Thébert et Lionel Brady proposent une expérience rafraîchissante, où le décor, l’acte théâtral et le rapport au public sont pensés avec simplicité. Les deux compagnons de route, se revendiquant eux-mêmes « artistes portatifs », affectionnent en effet ces lieux atypiques – les rues de Genève, la Plage de Boudry, le village des Breuleux – pour chercher les gens là où ils sont. Avec leur baluchon de carton et leur air rêveur, l’homme de théâtre romand – qui s’est sédentarisé plusieurs années au TPR avant de fonder le Théâtre du Sentier et d’écumer les scènes du canton – et le jeune loup s’en vont à la rencontre des spectateurs.
Perdre le nord n’est pas une pièce de théâtre. Ce n’est pas non plus du cirque, ni une lecture, ni un stand-up, ni… Promené sur les sentiers de Suisse romande, le texte écrit par Christiane Thébert, après Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais, j’y vais… (2009) et La Valise rouge (2013), reste inclassable. Construit comme un dialogue philosophique sur les notions de liberté et de voyage, il ne propose toutefois ni confrontation ni morale. L’échange, fait de bribes, de pensées, de fragments récoltés au gré du chemin de la vie, laisse le spectateur libre de se frayer sa propre voie. Parmi ces petits morceaux de sagesse et de poésie, on en croque certains, on en laisse passer d’autres (car trop occupés à digérer le précédent), on fait les provisions pour l’hiver. Au terme du spectacle, on nous invite en effet à emporter un billet de papier où est inscrite une pensée, un poème, une citation, pour continuer à méditer sur le chemin du retour.
Pour nous emmener bourlinguer avec eux, les deux comédiens restent légers : quelques cartons sur lesquels sont écrits au feutre les noms des lieux qu’ils représentent : la cuisine, le salon, la cave, … L’imaginaire fait le reste. Malgré l’incompréhension du jeune homme, l’autre insiste : « Nous allons faire un périple sans bouger. Un périple ici et maintenant ». La magie du théâtre réside là, on le comprend, dans le pouvoir de faire voyager en racontant une histoire. Mais ce n’est pas une errance solitaire, au contraire. Les spectateurs sont des membres de l’équipage, auxquels s’adressent les comédiens, avec une grande spontanéité. Et cela fonctionne. Le public embarque et entonne, avec le magnétophone, quelques paroles de Baschung. Le spectacle se termine mais je pars encore un peu rêveuse, avec pour seule étoile ces quelques mots de Baudelaire griffonnés sur un papier :
« Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur ? »
21 juin 2017
Par Jehanne Denogent
L’étourdi et les herbes folles
21 juin 2017
Soit : les boussoles, les montres automatiques ou de luxe et les meubles immuables sont conçus pour nous soutenir dans notre quête d’orientation, de sens et d’ordre de vie dans le temps qui nous est inéluctablement imparti. C’est avec Lionel Brady et Claude Thébert que pourtant l’on s’octroie, en l’espace d’une soirée, la nécessaire liberté de guetter les herbes folles. Parsemées autour de nous, irréductibles malgré le temps qui passe, aux repères et aux racines fixes, elles perdent le nord pour un brin d’air frais. Prêtons-nous aussi au jeu du vent et du soleil en accueillant, dans les jardins, sous le Mont Jura, leurs mots ailés.
On aimerait les appeler Jeannot et Pierrot. Et raconter aux pipelettes du village que… Par un beau matin de solstice d’été, Jeannot et Pierrot, les vagabonds, se sont mis en chemin, leur baluchon jeté sur l’épaule, un vieux vinyle de Bashung dans leur sac en bandoulière, le béret vissé sur la tête et le veston – pour la touche bien sûr – et le carnet de poésie glissé dans la poche intérieure. En réalité, les deux bonhommes ouvrent leurs grands cartons sur scène et rapportent des anecdotes pour chaque objet qu’ils y trouvent. Ils sont chiffonniers, moissonnent dans les villes et collectent cravates, rideaux de velours ou simplement paroles jetées en l’air, comme si, grâce à eux, l’obsolescence n’était plus de rigueur, et que le voyage ne s’arrêtait pas, même pour les pensées et les vœux secrets de vadrouille.
Ils ont la voix des crieurs d’antan, dont l’écho caresse les murs des façades. Au soleil couchant, on prête l’oreille à leurs rêves et à leurs récriminations. Mais pourquoi, bon sang, s’afflige-t-on des fenêtres scellées et une montre au poignet, réglée en avance ? Ne faudrait-il pas vivre ce jour comme si c’était le premier et que l’on n’avait rien parce que… mais faut-il vraiment s’encanailler et posséder, comme chaque Américain, une perceuse par foyer pour ne la manier que cent-trente fois par an… pour se retrouver entassé comme un vieux carton dans son propre appartement ? La chèvre de M. Seguin avait donc raison. Autant profiter d’une liberté éphémère au risque d’une mort certaine, plutôt que d’être claquemuré dans un confort factice. Au diable, tout cela ! Une dynamique s’installe entre le jeune et l’aîné, ouvrant un débat dans nos intérieurs autour de la vraie question : “Quelle est la place de l’imaginaire dans notre réalité quotidienne?”
Tandis que l’un adresse ses questionnements aux spectateurs, l’autre l’accompagne par de petites moues et interjections, s’invite parmi les spectateurs et ranime nos souvenirs d’enfants irresponsables en nous distribuant des billes ou des bonbons. On ne se sent ni accusé, ni meurtri par la culpabilité de mener une vie de la meilleure façon que l’on peut… finalement. D’ailleurs, le ton ne devient jamais féroce, et ne prend pas le risque de faire tomber l’atmosphère poétique qui règne parmi les deux comédiens et autour d’eux. S’ils alignent des pensées très littéraires, s’ils échangent des avis sur l’avenir en faisant fi de leur précarité, c’est pour mieux nous convaincre qu’il subsiste en chacun de nous, malgré la disparition des ours polaires et la rareté croissante du café Arabica, une confiance en l’humanité et en la beauté. Il suffit peut être d’y être simplement attentif pour perdre le nord sans perdre la tête.
Les deux comédiens se désignent eux-mêmes comme “artistes portatifs”. Ils sont partisans d’un théâtre de la mobilité, qui sait s’installer là où on l’aime, se retrouver et bavarder de ce qui nous agite : les jardins, les grandes places, la rue. Aucune lumière ou artifice particulier ne vient soutenir les deux comédiens et l’on s’interroge à propos de cette nouvelle forme de théâtre. Ils sont là, avant toute forme d’intrigue, pour éveiller en nous ces moments de réflexion intime et les porter au grand public. Il s’agit de brasser de grandes valeurs par petits coups délicats : une chanson, un adage ou simplement une histoire pour enfants. Par cette mobilité de la scène, les comédiens n’ont que très peu de possibilités de repli ou d’appui de jeu, ils se lancent et c’est un geste en notre faveur. Quel était, déjà, le bon goût de l’incertitude ?
21 juin 2017