Ode à la fange

Par Josefa Terribilini

Le Zoophile / D’Antoine Jaccoud / Mise en scène d’Émilie Charriot / du 26 avril au 3 mai 2017 / Théâtre de Vidy / Plus d’infos

© Vidy

« L’amour des bêtes, il est dans l’sang, pour certains d’entre nous », répète la voix profonde de Jean-Yves Ruf. Cet amour, la nouvelle pièce d’Antoine Jaccoud et d’Émilie Charriot (créée à l’occasion du petit festival « Être bête(s) » de Vidy) nous le fait partager ; comme un monolithe entre trois murs noirs, un personnage nous adresse avec une tendresse sobre les souvenirs d’une vie avec les bêtes qu’il ne connaîtra plus. Son monde n’est pas le nôtre, ou du moins pas encore. Chez lui, les être humains sont seuls et les animaux sont tous partis. Enfin, presque.

Un âne et un homme. Ils sont deux sur la scène et ils le resteront, jusqu’à ce que l’homme, dans les dernières minutes de la représentation, laisse sortir la bête. C’était inévitable, nous le savions, et pourtant, quel vide lorsque cette présence ruminante et tranquille quitte notre espace. La silhouette de l’âne enfin détaché, telle une ombre chinoise découpée par une pâle lumière bleue, tourne longuement sur elle-même avant de se laisser péniblement guider hors de la salle. Le plateau, nu depuis le commencement, nous transperce alors de son néant. La scission entre les hommes et les bêtes que nous annonçait le personnage est désormais réelle. Désormais, on devra « lancer des bâtons qui ne reviendront pas ».

Il faut dire qu’on s’y était habitués à cette bête, une fois les premiers murmures passés : tu l’as vu, l’âne attaché à droite ? c’est un vrai, tu crois ? Puis sa queue avait remué, ses sabots avaient claqué et on avait compris. Il était bien vivant et il était l’autre acteur sur la scène de l’homme, avec l’homme. À égalité. Il ne faisait rien de spécial, il était seulement là, comme pour donner corps aux mots du comédien. Nos yeux glissaient ainsi de l’un à l’autre, s’accrochant un instant aux longues oreilles poilues du premier avant de revenir se fixer sur la bouche du second, tandis que se mêlaient à nos oreilles le récit du paysan et les mâchonnements du foin. Dans l’atmosphère sombre du plateau tantôt désolé, tantôt chaleureux sous les projecteurs tour à tour bleus ou jaunes, tout prenait vie. Les paroles se matérialisaient, les souvenirs s’animaient derrière nos yeux. On se revoyait nous-mêmes, tétanisés pour notre chien à l’idée d’une visite chez le vétérinaire ou débranchant les fils électriques par peur pour ce lapin qui bouffe tout dans la maison mais que bon, quand même, on aime bien. Et puis, il y avait aussi les odeurs, la saleté. Cette saleté qu’on apprécie au fond, parce qu’elle nous fait du bien, parce qu’elle nous rappelle que, nous aussi, nous sommes des animaux, et parce qu’elle nous autorise à l’être encore un peu. Les bottes confortables et pleines de purin, la caisse à chat qu’il faut changer, la grange et sa puanteur telle qu’on peut péter sans honte : « le sale détend tandis que le propre contracte ».

Mais dans le monde dorénavant aseptisé du paysan qui nous parle, on ne peut plus péter. On ne pète pas dans une clinique, pas plus que dans un tailleur sur mesure. On ne touche plus de touffes de poils pleines de boues et on ne mange plus de steaks tartares. Dans ce monde-là, on mange des hamburgers de champignons.

Pouvons-nous encore éviter cette situation ? C’est bien à cette question que semble vouloir nous amener le texte d’Antoine Jaccoud. Sa dystopie animalière ne résonne que trop aujourd’hui. L’attitude du personnage, cependant, n’est pas celle d’un militant. Désolé, il raconte, tout simplement. Son amour pour les bêtes qu’il nourrissait, pour celles qu’il mangeait, pour celles qu’il sauvait. Il se rappelle les caresses sur un ventre délicat, la truffe mouillée lors des promenades, ou encore les surnoms grotesques qu’on aimait tant et qu’on lançait d’un ton grotesque : « Eh, Étienne, psst, Étienne ! Grimace, viens Grimace ! Il est beau le Baron, oh oui, il est beau le Baron, oh oui il est beau ». Son ton à lui n’est jamais risible. Sa voix grave, ancrée dans la terre, reste toujours sincère et, malgré certaines lourdeurs du texte et une fin un peu longue, sa logorrhée, souvent drôle, toujours touchante, est déroutante de vérité.