Pachinko

Pachinko

Création Aurélien Patouillard / Cie Zooscope (CH) / du 14 au 18 février 2017 / Arsenic / Critiques par Jehanne Denogent et Nadia Hachemi.


14 février 2017

Jeu de billes

© Dorothée Thébert Filliger

À l’Arsenic, la cie Zooscope propose un jeu au fonctionnement simple. Il suffit d’oublier les règles et de laisser son imagination flotter. Une expérience pour des yeux et des esprits curieux !

Le public assis, la lumière baisse et le silence s’installe. Pachinko peut commencer. Les projecteurs s’allument et les rideaux… se ferment. D’amples tentures coupent le plateau en deux, cachant l’arrière-scène au regard, puis s’ouvrent à nouveau, se ferment, s’ouvrent … Ce sont les codes du théâtre qu’éprouve la cie Zooscope. La compagnie brouille les espaces, faisant par exemple entrer une partie du public par le plateau. Déjà, dans On a promis de ne pas vous toucher, Prix Premio 2012, Aurélien Patouillard troublait la frontière entre le spectateur et la scène, ligne devenant souple et sensuelle.

Trois lutins aux habits soyeux organisent le passage d’une partie des spectateurs – ceux qui avaient reçu ces mystérieux petits billets violets – à travers la valve du rideau, débouchant dans un espace merveilleux au décor exubérant. S’y mêlent joyeusement des sculptures en plastique, une large fresque graffiti en arrière-plan, une table autour de laquelle pique-niquent des figurants, un piano décoré de défenses de sanglier, un trône en forme de fleurs où siège Renée van Trier, petite reine à la robe rose et opulente comme d’appétissants choux à la crème… L’imaginaire nous fait glisser dans un univers grotesque et fantastique. Drôle et piquant !

Comme dans un jeu, les trois personnages se décorent réciproquement de médailles militaires. Le public rit franchement de leur fraîcheur enfantine. Cette légèreté de ton fait apparaître d’autant plus crûment une forme de cynisme politique. La hiérarchie militaire et la décoration honorifique deviennent farce. Ces jeux de grandes personnes paraissent bien vides de sens. Absurdes aussi sont les débats politiques de l’oncle avec le jeune homme. Ce dernier s’en souvient avec ennui. À chaque repas, l’oncle provoque la confrontation, enthousiaste et verbeux. Mais le flot de parole révèle paradoxalement une présence absente, selon le neveu. Il n’est là que physiquement, superficiellement. Pachinko sonde ces creux de l’attention, ces moments de disparitions sociales de l’individu. Le Pachinko désigne d’ailleurs un jeu de billes populaire au Japon, dont le caractère répétitif et mécanique laisse la tête libre de s’éclipser.

À l’écoute de ces théories politiques ou à la vue du massage d’une des figurantes, exprimant l’idée du corps présent et absent à la fois, c’est notre attention, à nous spectateurs, qui parfois s’absente. Évitant de se contraindre par un fil trop tenu, Pachinko lance des propositions comme des petites billes, dont la « contemplation du flot chaotique » laisse étourdi et rêveur, comme un joueur de Pachinko.

14 février 2017


14 février 2017

Partir !

© Dorothée Thébert Filliger

« Tout le monde a le droit de prendre part au monde». Certes, mais tout le monde en a-t-il vraiment envie ? En ce moment, à l’Arsenic, la tension entre notre besoin de reconnaissance, d’amour et nos désirs de départ, de fuite et de repli sur soi est sous les projecteurs. Entre notre soif d’union et de séparation, que choisir ?

Alors qu’au fond de la scène une jeune femme en robe de chambre blanche s’apprête à recevoir un soin du corps, à l’avant, une princesse rose trône sur une construction de carton. Entre elles, au milieu de l’espace scénique, un rideau que deux personnages, en vrais marionnettistes, manipulent à l’aide de fils. Alors que le rideau semble tomber en obsolescence et disparaît des scènes contemporaines Aurélien Patouillard et la Compagnie Zooscope le réinventent en lui assignant de nouvelles fonctions : levé lorsque les spectateurs s’installent, sa descente marque l’ouverture du spectacle qui sera rythmé par son mouvement constant. Montant et descendant inlassablement, le rideau sépare momentanément la scène en deux parties, l’une visible, l’autre cachée, marquant ainsi deux espaces scéniques qui apparaissent tantôt liés tantôt séparés.

La cliente du spa, enroulée dans de multiples couches de draps blancs restera allongée, ainsi momifiée, durant la majorité du spectacle. L’enjeu du soin? S’approprier « les limites de son corps » et mettre à l’épreuve sa « résistance à la dislocation » expliquent les personnages chargés de le prodiguer. À travers les paroles de ces derniers, les significations symboliques de cet épisode se déplient, l’inscrivant dans le vaste projet de la pièce qui touche aux rapports ambigus de l’être au monde et à lui-même. Le spectacle explore deux visions conflictuelles de l’être humain, celle d’une entité autonome séparée de son environnement et celle d’un être morcelé dont certains membres se séparent, se perdent et semblent voguer indépendamment. Une tension qui se reflète dans la démarche de la jeune femme qui, à travers la construction d’un mur de tissu entre elle et le monde, cherche à s’isoler.

À travers ses personnages le spectacle vogue entre désir de partage et d’isolation, pulsion de retour et de départ, unité et séparation, cherchant à dépasser l’apparente contradiction entre ces différents termes. Une démarche qui se révèle tant dans la structure diégétique morcelée de la pièce que dans les propos des personnages. Les différents fils du spectacle se superposent, se croisent et s’entrelacent : toujours légèrement décalés, ils ne se rejoignent jamais pleinement et, pourtant, momentanément, ils semblent vibrer à l’unisson. Les acteurs déambulent sans identité fixe, endossant tour à tour des rôles différents, migrant d’un plan fictionnel à l’autre, sans que l’articulation entre les différents fils et les différents personnages ne soit explicite. Un éparpillement de signes, dont l’interprétation nécessitera tout le pouvoir analytique des spectateurs auxquels il incombe de faire surgir des bribes de continuité latentes au sein du discontinu. Un manque d’organisation scénique ? Loin de là. Par son ambiguïté, la pièce engage ses spectateurs à y prendre part intellectuellement, véritables Petits Poucets, ils tracent indépendamment leur chemin interprétatif au gré des signes ramassés.

À défaut de cailloux, je me suis tournée vers les mots : un personnage parle de son oncle et de la désunion qui, progressivement, s’est creusée entre lui et le reste de la famille. Ce monologue, continué par d’autres personnages, se transforme rapidement en dialogue. Comment, né dans une famille de militants du parti communiste, se tourner vers le Front National sans tomber dans le désamour filial ? Ce récit autonome, à la croisée du politique et de l’individuel, jette des faisceaux de lumière sur les différentes trames, en illumine les signes, révélant ainsi des réseaux de signification. Par l’organisation mouvante et disloquée de ses unités fictionnelles, le spectacle traduit en termes scéniques une vision de l’être humain désagrégé, morcelé, hésitant continuellement entre désir de « prendre part au monde » et de se replier sur soi. Entre désir d’amour et de séparation que choisir ? Sans jamais trancher la Compagnie Zooscope explore et creuse cette tension dans un spectacle énigmatique, propre à susciter la réflexion.

14 février 2017


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