Par Ivan Garcia
Une critique du spectacle :
Et jamais nous ne serons séparés / de Jon Fosse / mise en scène Andrea Novicov / Cie Angledange / du 12 au 21 janvier 2017 / Théâtre de La Grange de Dorigny / Plus d’infos
La solitude, nouveau mal du (XXIe) siècle ! Première pièce du Norvégien Jon Fosse, Et jamais nous ne serons séparés embarque le spectateur dans une tragédie psychologique sombre et angoissante. C’est à huis clos, dans une situation a priori banale, l’attente, qu’Andrea Novicov nous fait sentir à quel point la frontière entre réalité et imaginaire n’est pas si étanche et claire que cela.
Une femme d’environ quarante ans, visiblement névrosée, s’agite sur un confortable canapé vert. Toute vêtue de bleu dans son appartement branché, elle se plaint d’être seule, si seule. Elle attend son ami, qui est en retard. Agitée, triste et schizophrène, elle chahute et rit. Dans une ambiance d’inquiétante gaieté, elle se rassure en se disant qu’il arrivera et qu’elle est « belle, grande et forte ». Mais, très vite, la représentation bascule dans un minimalisme répétitif qui parfois devient même « minimalisme dépressif » pour reprendre l’expression éloquente, dans un autre contexte, de l’un des protagonistes d’Empire de Milo Rau. Entre les répétitions avec quelques variations, le temps de l’attente s’allonge. Plus la femme se répète et plus les spectateurs s’angoissent et s’interrogent. On a l’impression qu’elle est folle à force d’attendre son ami et d’imaginer qu’il est présent. Eclairage à l’appui, la pièce devient sombre.
Finalement, un homme, qui doit avoir dans la cinquantaine, apparaît. De touchantes retrouvailles entre amoureux ont alors lieu. Le bonheur semble revenu mais disparaît subitement. Le femme oublie la présence de son ami et poursuit son interminable attente. Celui-ci tente quelquefois de la raisonner mais finit par abandonner et sa femme et l’appartement, avant même le dîner, pour aller retrouver une jeune fille à l’extérieur. Il revient au salon accompagné de cette jeune fille, qui semble être sa maîtresse. Elle joue avec lui et lui montre à quel point il est seul. L’épouse semble ne pas réellement s’apercevoir de ces deux présences. Bien qu’elle caresse les cheveux de la maîtresse de son mari, elle semble plongée dans un monde imaginaire. Troublés, nous nous demandons si tous ces personnages coexistent au sein d’un même temps ou d’un même espace. Existent-ils ou ne sont-ils que des images mentales ? On se sent un peu perdus. Peut-être sommes-nous face à une projection de l’une de ces trois consciences. Si tel est le cas, alors laquelle ? Notre esprit s’assombrit en même temps que la pièce. L’angoisse monte et sur nos sièges, on attend de savoir.
C’est alors qu’on passe « de l’autre côté du miroir » : en arrière-scène, même table, mêmes chaises, mêmes couverts, seul le vin blanc est devenu vin rouge… Nos neurones s’entrechoquent : hallucinations ? Réalités alternatives ? Folie ? Notre imaginaire cogite tandis que le couple boit du vin et glose sur le retour de sa vie conjugale. Nous avons affaire à deux visions sombres de l’appartement. L’une, monde hypocrite où mari et femme dînent ensemble en pseudo-harmonie. L’autre, monde de ce qui semble être le réel, où la solitude des êtres règne en maître. Sur le moment – tout au moins on le pense – la femme et l’homme semblent exister, même s’ils sont un peu fous, dans cet appartement banal. Lorsque la maîtresse de maison brise un verre, est-ce notre miroir qui a volé en éclats ou seulement sa psyché qui tombe en morceaux ? Le verre brisé, la vision onirique l’est aussi. Spectraux, l’homme et la jeune fille finissent par s’en aller par où ils sont venus. Comme au début, seule la femme reste. Elle rit, s’adresse à vous et à moi. Elle souhaite boire. Elle partage un verre de vin avec moi et nous trinquons à la compagnie inventée dans la solitude. L’ivresse serait peut-être la clé de toute cette fantasmagorie. Y a-t-il eu un verre de trop ? Peu importe, finalement, puisque de cette solitude se dégage une multitude de mondes possibles.