Par Basile Seppey
Combat / performance de Sonia Rickli Performance Company / Théâtre les Halles à Sierre / du 8 au 18 décembre 2016 / Plus d’infos
J’étais finalement bien content de m’être déplacé jusqu’à Sierre pour ce spectacle. Je l’avoue, au début, j’étais un poil tiède à l’idée de voir quelque chose sur le patois et les modzons. Le mot « performance », dans le programme me rassurant un petit peu, je décidai de risquer le voyage. Et bien m’en a pris, figurez-vous, parce que oui, il y avait du patois, mais pas que…
En ce temps-là, les fées cotoyaient les bergers. Elles étaient particulièrement friandes du lait, tiède lui aussi, à peine sorti du pis des vaches. Ils avaient donc pris l’habitude, chaque matin, d’en laisser un bol, sur le rebord de la fenêtre. Un jour, une jeune fée tomba amoureuse d’un berger nommé Mima – ce qui, en patois, signifie moi-même.
Mais Mima était déjà fiancé à une fille de son village qu’il projetait d’épouser au printemps prochain. Aussi, pour se débarasser de l’importune, il remplaça le lait tiède par du lait brûlant. La jeune innocente se brûla atrocement le visage. Ses sœurs, alertées par ses cris, accoururent et lui demandèrent qui donc l’avait défigurée de la sorte. C’est Mima.
Vous venez de lire une des historiettes qu’il vous sera donné d’entendre dans Combat. On y parle patois, français, ou l’on ne dit rien, sans pour autant cesser de parler. La pièce est une arène, carrée, le public occupant chacun des côtés, au sein de laquelle s’affrontent deux femmes, deux langues, deux modes de représentation scénique.
D’un côté, le français, langue d’avenir autrefois, que l’on apprend à l’école pour avoir un métier, pour avoir quelque chose. Une langue écrite aussi, comme celles qui nous ont permis de connaître ce que plus intelligents ont dit avant nous, qui nous ont permis de ne pas toujours recommencer à zéro.
De l’autre, le patois, le mythe d’une langue naturelle, cratylienne, à la poésie diablement efficace, comme travaillée, poncée, ciselée depuis des temps immémoriaux. Une langue orale, la plus juste peut-être parce qu’uniquement vécue, comme ces vieilles expressions qui, parce qu’elles rendent parfaitement l’expérience, ont traversé des milliers de bouches – depuis Homère peut-être – sans jamais s’avilir.
Au milieu le silence, celui qui pèse et qui rôde entre les duellistes, qui rythme, qui scande la confrontation, qui commence et qui termine. Tandis que la lumière sculpte l’espace de l’arène, la musique de Brice Catherin transpose l’affrontement, le joue déjà, mêlant le son d’un violoncelle à divers bruits enregistrés.
Après s’être longtemps observées, Sonia Rickli et Karelle Ménine, la patoisanne et l’auteure, se rencontrent, se confrontent, combattent. Le patois occupe le centre, le français tourne autour de lui, dans l’ombre, se glissant presque dans le public, curieux, jaugeant son fier adversaire. Les langues sont tirées, la parole s’envole de l’une à l’autre.
Le français rappelle alors étrangement le christianisme, qui dut lutter également, dans l’antique Rome, contre les autres sectes, les cultes à mystères, Mithra, Isis. L’affrontement se déploie également à un autre niveau, celui du mode de représentation. Le patois devient le vecteur d’une performance, d’un acte physique, souvent silencieux, fusion du jeu et du réel, tandis que le français, littéraire, se déploie d’abord par la fiction, la fable. L’une montre, l’autre raconte. Cette arène est le théâtre. Un lieu où les comédiens racontent et montrent quelque chose. On y oscille continuellement entre son et matière, on voyage entre le nuage raconté et la brume laissée par le bois de santal brûlé.
Les deux langues, convaincues d’avoir trouvé adversaire à leur mesure, finissent par charger, avides de gloire, belles dans l’effort, les mamelles roides. Alors l’affrontement les élève toutes deux, le noir et le silence se font à nouveau.
Cette pièce magnifique, loin de relever de la promotion bornée d’un patriotisme ou d’un folklorisme quelconque, invite vivement à la pluriculturalité. Il ne peut y avoir de tel combat sans ouverture, sans respect mutuel des adversaires, sans quoi aucun mouvement ascendant ne naîtrait de cette dynamique duelle. C’est dans l’écart des langues, dans leur confrontation qu’il faut chercher à combler la « perversité », dirait Mallarmé, de ces dernières, à changer son point de vue pour se retrouver. Alors peut on effectuer un « déplacement avantageux » car « on ne voit presque jamais si sûrement un mot que de dehors, où nous sommes : c’est-à-dire de l’étranger ».