Par Nadia Hachemi
La conquête de l’inutile / mise en scène de Oscar Gómez Mata / Cie Alakran / Arsenic / du 7 au 11 décembre 2016 / Plus d’infos
« Effort maximum, résultat minimum ». Comment mieux représenter la figure de l’Enthousiaste ? Un drôle de personnage qui, en ce moment, à l’Arsenic, fait l’objet des explorations et expérimentations de la Compagnie L’Alakran. Le plus étonnant ? Son goût de l’inutile. Et si c’était précisément l’inutilité de son objet qui rend l’Enthousiasme essentiel ? Élan désintéressé, il nous empêche de sombrer dans les abîmes du Désespoir.
Alors que les ombres de Virginia Woolf et Jorge Luis Borges philosophent, se plaignent, lassées d’être condamnées à rester des ombres pour l’éternité, Anatole parle. Il raconte les débuts d’une troupe de théâtre, sûrement celle qui est en train de jouer sous nos yeux ? Mais Anatole n’est pas vraiment Anatole, en tout cas, il ne s’appelle pas ainsi. Serait-il donc Javier Barandiaran, l’acteur ? Tour à tour Txubio Fernández de Jáuregui et Esperanza López laissent tomber le voile, et d’ombres, redeviennent eux-mêmes, des acteurs en pleine performance face à nous. Mais lequel de leur personnage jouent-ils ce soir ? Sont-ils vraiment eux-mêmes ? Les identités sont mouvantes dans ce spectacle qui brouille à plaisir la frontière entre fiction et réalité, acteurs et personnages.
Les ombres et Anatole occupent ensemble la scène, interagissent, mais semblent pourtant occuper des plans diégétiques et ontologiques différents. Deux histoires se déroulent simultanément, celle d’un Enthousiaste et celle des morts qui « entourent » les vivants. Comme l’ombre de Borges le fait remarquer, « il y a plus de morts que de vivants » sur terre. De l’interaction entre les vivants et les ombres émerge une réflexion sur l’Enthousiasme, et ce qui le défie.
L’Enthousiasme, c’est ce qui est perdu, et à conquérir, toujours fragile, continuellement menacé sur la scène par le Désespoir, représenté par d’immenses sacs noirs qui, comme des airbags, se gonflent à grand bruit, se dilatent, prennent toute la place et détruisent tout sur leur passage. Du décor que les ombres avaient si minutieusement recréé, déplaçant chaque objet pour former des constructions brinquebalantes, ne restent que des débris. La traduction en termes scéniques de la phrase « Effort maximum, résultat minimum » que brandissent les personnages. Une devise qui s’applique parfaitement aux arts de la scène. Des mois d’écriture et de répétitions avec pour seul aboutissement une ou deux heures de spectacle. Une fois que les applaudissements retentissent, de la pièce, seuls survivent les souvenirs qu’en garderont les spectateurs. Le théâtre, c’est le comble de l’inutile, ce qui rend sa performance si précieuse. Car, comme le dit l’un des personnages, c’est dans l’inutilité qu’on trouve « la vérité de la vie » et « le repos de l’âme».
Pourtant, pas de repos pour les spectateurs, qui à la sortie de la salle ont l’impression d’avoir survécu à une tornade. Des couleurs, des cris, de la musique bruitiste, des vidéos, des ombres chinoises, de la danse, un tourbillon, un flot d’images, de sons et de mouvements des plus déstabilisants. Sentiment partagé par les personnages qui luttent pour rester eux-mêmes et garder leur enthousiasme. Deux tempêtes mentales qui se cristallisent explicitement dans une scène cruciale qui emblématise autant la tension que met en scène le spectacle que les impressions des spectateurs. De violentes bourrasques balayent à grand bruit la scène et les spectateurs assis aux premiers rangs. Les personnages luttent pour rester debout, avancer malgré tout, ne pas se renverser, ne pas s’effondrer. Les spectateurs auront du mal à s’en relever.