Dada ou le décrassage des idées reçues
Mise en scène et montage de Geneviève Pasquier / Théâtre des Osses / du 8 au 23 décembre + 31 décembre 2016 / Critiques par Josefa Terribilini et Alicia Cuche.
Le bon débarras
11 décembre 2016
Dada ou le décrassage des idées reçues, c’est la démonstration qu’on peut faire une pièce de théâtre de trois bouts de ficelles et deux bouts de carton. Littéralement. Et puis, il faut aussi des acteurs pour les éparpiller, les démonter et les remonter, les découper et les recoller. Ces acteurs, ils sont trois et vous verrez, à la fin, vous les applaudirez.
Du moins c’est ce que nous annonce la comédienne lorsqu’elle nous fait nous lever au début du spectacle. On hésite comme des huîtres, parqués sur nos sièges, puis on se hisse sur nos pieds, en ricanant… Et quand on se rassoit, tout a changé. On parle. On est libérés. À la fin de la pièce, un spectateur chuchotera quand même « c’est très… spécial ». C’est que Dada bouscule tout. Créé il y a cent ans par un groupe d’artistes hétéroclites, le mouvement dadaïste voulait se débarrasser des conventions.
Alors tout part à vau-l’eau, comme la grosse boîte en bristol du début qui termine éventrée, décomposée en jambes de papier, en bébés ballons, en néons-ventilateurs ou en bouche qui tictaque. Les langues aussi se mélangent : français, allemand, et une autre plus étrange (il paraît que c’était du suédois). Elles sont parfois parlées, parfois chantées. Mais n’espérez pas y déceler une mélodie.
N’espérez pas non plus trouver une histoire. Ou alors juste pour quelques minutes absurdes et hilarantes, lorsqu’Apollinaire fait une incursion dans le spectacle. Thérèse alors devient Tirésias ; « Débarrassons-nous de nos mamelles » rugit-elle en arrachant sa poitrine de bois. Et la voilà qui troque ses cheveux-ficelles pour une barbe-ficelle. Parce qu’elle devient un homme, son mari devient une femme, évidemment. Il est si fécond qu’il doit très vite border plus d’une quinzaine de bébés ballons, assis sur sa chaise en carton. Puis un ballon se transforme en cigarette, et l’extravagance recommence.
« Y a rien à comprendre ! » s’exclame un personnage ; et pourtant, on sent qu’il y a autre chose. Les snobs sont parodiés, l’argent est exécré, la société tout entière paraît être raillée dans ce grand délire multiforme hanté par une Première Guerre mondiale qui faisait rage alors. La guerre, Geneviève Pasquier choisit de la convoquer, mais toujours en filigrane. Comme un fantôme qui revient en pièces détachées. Comme ces bouts de bras et de jambes en papier, cadavres exquis suspendus par des pincettes à la fin de la représentation. Ces images sont frappantes, mais elles n’interrompent jamais un délire qui les convie pour mieux rire.
Cependant ce grand remue-ménage va si loin que l’on fléchit un peu. Difficile de rester collés à un spectacle qui se débarrasse de tout et même un peu de nous. Difficile même de savoir s’il faut applaudir, alors que l’énorme monstre de papier s’agite dans le noir. Est-ce que c’est fini ? On n’est pas sûrs. Mais au fond, c’est normal, c’est Dada. Et c’est bien fait pour nous.
11 décembre 2016
Ne cherchez pas à comprendre
11 décembre 2016
Par Alicia Cuche
Au Centre dramatique fribourgeois – Théâtre des Osses, Dada ou le décrassage des idées reçues amène sur scène le mouvement dada dans toute sa créativité. Geneviève Pasquier est allée puiser dans les textes de divers auteurs, notamment Hugo Ball, André Breton, Francis Picabia, ou Guillaume Apollinaire. Le résultat est un spectacle riche en idées et facilement accessible, dont l’on revient avec des questionnements plein la tête. Un joli voyage d’une heure quinze.
Alignés, des métronomes font osciller un œil, une oreille, un nez, une bouche, un sourcil, qui nous parlent. Ici, le corps s’expose, et pas seulement au rythme des métronomes : dans l’effacement ou l’inversion des sexes, dans le refus de l’identité et du code social, dans le massacre des membres. Ce n’est pas la première fois que Geneviève Pasquier, co-directrice avec Nicolas Rossier de la Cie Pasquier-Rossier et du Centre dramatique fribourgeois, se frotte aux auteurs des mouvements artistiques novateurs du XXe siècle. Après la création Oulipo et surréaliste inspirée par Raymond Queneau LéKombinaQueneau (2009), elle prend ici comme objet le mouvement dadaïste auquel elle s’intéresse depuis dix ans.
La grande boîte du début du spectacle est peu à peu ouverte et vidée de tout son contenu, un énorme capharnaüm, du « cheni » comme le relève une spectatrice. Oui, mais un désordre très bien organisé, car il y en a des choses, dans la boîte : une bouteille de gaz, des rouleaux de papiers, des structures métalliques, une machine à écrire, une machine à coudre, une roue de vélo…. La scène prend alors l’allure d’une immense maquette prête à être montée. L’univers dada est là aussi : déconstruire pour construire autre chose, autrement, quitte à le détruire à son tour ; des bouts de sagesse dans l’apparente folie. Le projet s’intéresse aussi à la langue. Un personnage livre son envie d’avoir son langage à lui et non celui qui est imposé par la société. Une quête plus largement exprimée à travers un spectacle polyglotte puisque les personnages parlent tour à tour français, allemand, anglais, et parfois une autre langue, sans compter les bruits et les onomatopées. « Ich werde leben ! Ich glaube, ich lebe ! Je suis vivante ! I am alive ! Ich lebe ! » crie la femme : le spectacle ne semble pas détruire juste pour détruire, mais pour chercher un autre sens à la vie, ou un autre non-sens. Après nous avoir fait lever, siffler, lui crier dessus, refuser d’aller « lui casser la gueule », la même femme nous lance : « Vous êtes tous des poires. Vous verrez que dans une heure vous nous applaudirez, mes amis et moi » : on applaudit effectivement, ad libitum, et de bon cœur.
11 décembre 2016
Par Alicia Cuche