Ivanov

Ivanov

De et mis en scène par Emilie Charriot, d’après Anton Tchekhov/ par la Cie Emilie Charriot / Arsenic / du 22 au 27 novembre 2016 / Critiques par Josefa Terribilini et Valmir Rexhepi.


Traces

24 novembre 2016

©Nora Rupp

Le vide, le brut, c’est la tragédie de l’existence, à l’image du plateau de l’Ivanov d’Emilie Charriot. L’espace est creux et sombre, seulement taché d’éclairage blême. Les constructions sont effacées : pas de décors, pas de coulisses. Simplement quelques acteurs en noir ou blanc qui parlent et hantent une scène qui les dévore de son néant. Ils essaient, avec leurs mots, de la remplir, cette scène. Et puis ils sortent. Ou meurent.

Deux coups de feu, Nicolaï meurt, un personnage rit. Nicolaï Ivanov le mélancolique aura donc été grotesque jusqu’à son suicide. Ce constat est posé avant même que tout commence dans cette adaptation qui fait de la fin de l’histoire son préambule. Temps cyclique, sans progression. Dans Ivanov tout tourne en rond. Comme ce bourgeois, Borkine, incarné par un acteur qui soudain répète machinalement une même réplique, sur un même ton. On rit, il faut dire que le comédien est habile. Mais on rit de nous-mêmes, aussi. Parce qu’on ne parvient pas à sortir de ces structures sociales qui nous ont façonnés. Nicolaï l’avait remarqué. Il n’aura pas pu « ouvrir les yeux des aveugles » car les aveugles ne veulent pas voir. Ça fait mal, de voir. On a dit aux hommes honnêtes qu’il y avait une justice, qu’il y avait des coupables, et ça les inspirait. Alors, pourquoi veut-il tuer cette vérité ?

« Ton intelligence, tu vas la calmer ! »

Face à un Nicolaï Ivanov qui conteste cette vérité trop simple, c’est une femme qui pousse ce cri. Zinaïda, la mère de la jeune Sacha qui doit épouser Ivanov. Cette mère sur talons hauts ne comprend pas l’homme désespéré et indifférent qui bouscule ses croyances. Elle ne comprend pas non plus sa fille qui lit Schopenhauer et qui veut épouser un vieux, un veuf, un ennuyeux ; elle ne l’aime même pas.  En fait, Zinaïda ne comprend pas son propre rôle, l’actrice aurait voulu plus de profondeur à exploiter. Le texte n’en offre pas. Mais bon, elle s’y conforme.

Au fond là-bas, dans le coin, c’est Sacha justement. Elle est en blanc, c’est son mariage. Qui est loin d’être une célébration. Placé à l’autre bout de la pénombre, illuminé par un second projecteur, Nicolaï hurle son renoncement. C’est une véritable déferlante de paroles. Chacun se bat. Ils doivent se marier, c’est vrai. Ils le doivent. L’amour, semble-t-il, n’a rien à voir là-dedans. Il n’est qu’un mot dans la bouche des personnages. « L’amour actif » qui anime Sacha, l’amour mis au service de l’autre pour le sauver, on le lui a implanté, à elle comme à toutes. Elle le sait et la voix grave de l’actrice le rugit dans un monologue terrassant. Mais elle ne peut y échapper. C’est ancré, comme une trace. Idéaliste malgré tout, elle espère ; il y aura de la vie, ce sera intense, au moins. Sacha n’est plus seulement la petite fille naïve de Tchekhov. Par le poids que lui confèrent une mise en scène épurée et une adaptation qui se centre sur les figures féminines, Sacha, un mètre quatre-vingt, pieds nus, en costume clair, ébranle les spectateurs avec sa vérité tragique.

Mais Nicolaï, lui, finalement la refuse. Il n’en fera pas une nouvelle Anna. Feu la femme de Nicolaï vient souvent hanter le devant de la scène pendant cet immense flashback qu’est le spectacle. Anna Pétrovna, paroxysme d’une femme à qui on a dit d’être femme. Sacrificielle, aimante. Dans cette production qui questionne la convention du mariage, Anna et son halo lumineux reviennent au premier plan. Malade à force de se vouer à un mari coupable de ne plus l’aimer comme il faudrait, elle chante pour remplir. Bien sûr il y a ce décalage, cette absurdité qui ordonne d’aimer toujours. Elle paraît le sentir, mais elle ne peut pas l’affronter. Finalement, elle craque : Nicolaï est ignoble, il l’a toujours trompée. Le mur du fond devient rouge. Sa mort, en écho à celle d’Ivanov, clôt le spectacle. Deux coups de feux : « tu vas mourir… le docteur m’a dit que tu vas bientôt mourir ».

Anna meurt.

24 novembre 2016


Jeu de lumières

24 novembre 2016

©Nora Rupp

Grâce à une mise en scène épurée, Emilie Charriot invite à voir la pièce de Tchekhov autrement. Ivanov n’est plus au centre, quelque chose d’autre alors se dit, une expérience de la dynamique des relations, des « je t’aime moi non plus ». La lumière, comme une loupe ou un télescope nous amène à la rencontre d’êtres qui s’attirent et se rejettent.

Cinq taches de chair dans le noir, le visage, les deux bras, le bas des jambes jusqu’au milieu des tibias. On l’apprendra plus tard, c’est Anna qui, figée, une lumière révélant son corps sans rompre le noir derrière elle, attend que nous et le silence prenions place. On n’entend maintenant que les souffles des spectateurs, comme des vagues, un siège qui grince ; Anna s’en va suivie du claquement de ses pas. Progressivement, un jour se lève sur l’espace vide du plateau tandis que commence, tonitruante, la Marseillaise. Quelqu’un, une femme déambule sur scène, comme en répétition, il semble aussi qu’elle parle mais les « enfants de la patrie » et « l’étendard sanglant » écrasent les faibles sons qui sortent de sa bouche. Lorsque la musique se tait entre une femme, pieds nus, en costard blanc. C’est Sacha.

Emilie Charriot reprend la pièce de Tchekhov dans un spectacle dépouillé, qui fait la part belle à l’espace vide et aux corps. Sur scène, rien, hormis les corps des personnages et les subtiles jeux de lumière qui structurent dans l’immensité noire de la scène des lieux de paroles, des relations, des temps d’intimité, comme pour éclairer les protagonistes de l’intérieur ; des lumières qui, pour peu qu’on sache les entendre, parlent. Voici Nikolaï, statique, une lumière qui semble lui venir de l’intérieur révèle son visage. On est seul avec lui, presque en tête à tête.

La pièce, de par les choix de mise en scène, ne semble pas vouloir rejouer ou redire un texte dont la fortune théâtrale n’est plus à démontrer. Ce n’est peut-être pas l’histoire antihéroïque d’Ivanov qui se joue. De la pléthore de personnages de la pièce de Tchekhov, il n’en reste que six : Anna, Ivanov, Zinaïda, Sacha, lvov et Borkine. Et puis le texte est pris à rebours, commençant par l’acte IV et s’achevant sur une scène dans laquelle  Ivanov annonce à sa femme qu’elle va bientôt mourir (acte III). Sacha, presque femme virile dans son costume blanc, veut toujours sauver Nikolaï de lui-même en l’aimant. C’est l’amour-sauvetage. Et Anna se meurt de plus en plus vite de n’être plus aimée d’Ivanov. C’est l’amour-poison. Les femmes sont au centre, Ivanov devient un élément perturbant et non plus perturbé, à contre-pied du texte de Tchekhov. C’est l’impact d’Ivanov sur les existences de ces dernières qui semble se profiler. Dans la nuit, face à nous le visage d’Anna, immuablement là ; plus loin, de profil, celui de Nikolaï, comme sur le départ.

24 novembre 2016


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