Dans le monde, un juste et deux clowns

Par Ivan Garcia

La Boucherie de Job / de Fausto Paravidino / mise en scène Hervé Loichemol / La Comédie de Genève / du 4 au 21 octobre 2016 / Plus d’infos

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© Marc Vanappelghem

Et si de la volonté de faire le Bien émergeait le Mal ? C’est l’interrogation qu’Hervé Loichemol a voulu saisir en donnant une nouvelle vie à La Boucherie de Job, de l’auteur italien Fausto Paravidino, dans laquelle le Job biblique est devenu un Job du monde contemporain. En somme, un honnête homme obligé de subir les misères du monde auxquelles son propre fils n’est pas parfaitement étranger… C’est en s’appuyant sur une scénographie moderne et astucieuse que le metteur en scène nous propose de (re)voir cette Boucherie tragicomique sous un angle alliant à la fois musique et théâtre, drame familial et comédie politique.

Le Livre de Job relate la souffrance du juste permise par Dieu. Mais que se passerait-il si ce Job devenait « moderne » et si finalement Dieu s’éclipsait ? C’est la question que pose l’auteur contemporain Fausto Paravidino dans La Boucherie de Job. Job est un honnête homme, persévérant et juste. Il a (presque) tout pour être heureux : une femme adorable, une fille aimante quoique malade, un garçon boucher qu’il considère comme son propre fils et un fils étudiant à Boston. Boucher, il possède sa propre entreprise et tout va pour le mieux. Toutefois, la crise économique frappe la petite boucherie qui voit sa clientèle diminuer et ses dettes augmenter. Tandis que la fille et le garçon boucher songent à partir en voyage pour aller contempler les dauphins, le fils décide de revenir et de reprendre les choses et sa famille en main.

La Boucherie de Job, publiée comme « comédie », se révèle en réalité plutôt tragicomique voire tragique. La violence et les événements malheureux s’y enchaînent à chaque instant, le sang y est omniprésent. La représentation s’ouvre sur fond de toile rouge. Sur scène, deux légionnaires jouent aux dés et chacun veut la victoire à tout prix pendant qu’un certain Jésus-Christ se meurt sur la Croix. Ces clowns seront par la suite barmen, démolisseurs, voyous… En ne les habillant pas en bouffons, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, Hervé Loichemol nous place face à des clowns très humains, en mesure de représenter tout un chacun soumis à un monde et des lois qu’il n’a pas choisies.

Chansons et projections nous introduisent rapidement au cœur du lieu de l’action, la boucherie de Job,  aisément identifiable au fond en cellophane et au sang sur le sol. C’est là que le fils, grand businessman sûr de lui, revient trouver son vieux père et se met en tête de sauver l’entreprise familiale de la faillite. L’influence du théâtre populaire italien est saisissante en particulier dans les passages dansés et chantés lors des scènes intimes entre mère et fille ou lors des transitions entre les tableaux qui permettent aux spectateurs de se plonger dans une fantasmagorie haute en couleurs. Lorsqu’elle adapte un peu librement une course-poursuite entre les clowns et le garçon boucher, la mise en scène prend des airs cartoonesques notamment grâce à une musique entraînante et des effets visuels frappants : un moment bienvenu, plus léger, dans la tonalité générale de la pièce.

Les divers changements de décors effectués par des toiles unicolores montantes et descendantes nous transportent instantanément dans la boucherie et les bureaux d’une banque grâce aux changements de lumières et à la musique qui les accompagnent. La mise en scène prend une certaine liberté par rapport au texte original puisque le trou rempli d’immondices dans lequel Job et sa fille, invisibles aux yeux des spectateurs, se réfugient est ici l’ouvrage des clowns. En choisissant de ne pas laisser à ce moment-là Job et sa fille à la vue de tous, le metteur en scène induit une dimension quasi religieuse dans la pièce : le garçon boucher doit descendre dans le trou, tel Dieu venu chercher les misérables dans leur enfer. Un moment fort, capable de nous interroger sur la place qu’occupent les petites gens dans un monde cruel.

Finalement, La Boucherie de Job c’est l’histoire d’un homme qui ne comprend plus le monde dans lequel il vit. Il en subit le poids et finit par s’effondrer. Tandis que le fils en comprend la sombre logique et finit même par la propager, les deux clowns nous enseignent la seule voie possible pour ceux qui n’ont pas d’autre choix. Bien qu’ils puissent être méprisables, ces derniers sont les seuls à avoir le courage de le dire : si vous voulez faire différemment, « changez le berger, pas les brebis ».