Par Jehanne Denogent
Eraritjaritjaka / inspiré des observations d’Elias Canetti / mise en scène Heiner Goebbels / Théâtre de Vidy / du 17 au 21 mai 2016 / plus d’infos
Il faut quelques minutes pour déchiffrer le titre Eraritjaritjaka. Avec malice, la pièce de Heiner Goebbels se joue aussi de nos montres.
Il est 20h. Le public est installé. Entre 20h et 21h25, nous allons vivre une expérience temporelle déconcertante, mais ça, nous ne le savons pas encore. Pour l’instant, chacun s’est arrangé, avec plus ou moins de succès, pour arriver à l’heure au théâtre de Vidy. Le temps n’est pas extensible et 20h reste bien 20h pour tout le monde.
Il est 20h05. Quatre musiciens s’installent sur scène et, sans perdre de temps, se mettent à jouer. Le quatuor à cordes, le Mondrian Quartet, sera présent tout au long du spectacle, interprétant tour à tour Ravel, Chostakovitch et bien d’autres. Musique et théâtre sont indissociables, dans le spectacle comme dans la carrière du metteur en scène. Compositeur de renommée internationale, polyinstrumentiste, Heiner Goebbels met la scène et la pensée au tempo de ses partitions.
Il est 20h20. L’acteur André Wilms rejoint les musiciens. Avec lui, les mots entrent en jeu. Ils se glissent entre les notes, se mêlant au flux, ou piquent les contretemps. Notes et mots forment la trame d’un vaste langage. Mais il ne faut pas chercher une histoire qui embrasse la durée du spectacle. C’est plutôt l’éclatement, la discontinuité, la suspension qui tend la parole du comédien. L’essentiel des textes est tiré des notes d’Elias Canetti, philosophe, prix Nobel de littérature. Phrases, séquences, pensées sont égrenées et résonnent, créant leur propre temporalité. On en saisit quelques-unes, au vol. D’autres se perdent, noyées dans des minutes diluées.
Il est 20h40. Suivi d’un caméraman, André Wilms descend du plateau, sort de salle, sort du théâtre, entre dans une voiture qui le mène dans les rues de Lausanne, et pénètre dans un appartement, avenue Louis Ruchonnet. Nous le suivons grâce à la vidéo, filmée en temps réel, projetée sur les parois d’une vaste maison sur l’arrière du plateau. La réalité est invitée sur le plateau. Ou le plateau prend le large dans la réalité. Le résultat est grisant !
Il est 21h00 selon l’horloge de l’appartement. Je vérifie : il est bien 21h00 sur ma montre. La météo, la lumière du soir, la date du journal : tout concorde. Nous imaginons donc le comédien, à l’autre bout de Lausanne, alors que nous sommes sur les sièges de la salle Apothéloz. Il cuisine, nous souffle quelques pensées de Canetti à travers la caméra, lit, ouvre les stores. Mais là, coup de théâtre, ce sont les stores de la maison sur le plateau qu’André Wilms ouvre. Sans vraiment comprendre comment, le temps du spectacle a repris ses droits. Et je ne saurais plus dire quelle heure il est.