Place

Place

Création pluridisciplinaire de La Section Lopez / mise en scène et écriture Adina Secretan / Arsenic / du 20 au 26 mai / Critiques par Julia Cela et Jehanne Denogent.


20 mai 2016

Loups encoquillés

© Arsenic

Faites Place au discours schizophrène de l’habitant citadin, entre paranoïa démographique et culpabilité bien pensante. Librement inspiré de la Poétique de l’Espace de Gaston Bachelard, cette performance punk et muette questionne le droit à l’espace, géographique comme social.

Le texte en gros et gras défile en fond de scène. Blanc sur noir. Police de caractère de l’Arsenic. Impossible d’estimer l’avancement du temps, ni depuis combien de temps nous lisons. Coincés dans la linéarité du texte qui défile sans fin. Des murmures parviennent de la scène. Ma lecture est par moments gênée par un personnage sans nom, qui se lève pour déambuler sur le sol de catelles disjointes, d’une démarche hésitante comme pour ne pas déranger.

Le crissement aigu des carrés noirs nous dérange cependant. Il déconcentre, irrite. Voilà que les six personnages déplacent des carreaux, les soulèvent avec une délicatesse et une discrétion insoutenables. Une petite zone du sol est dégagée. Tous s’y installent, plus ou moins confortablement. De notre côté, nous, le public, avons raté plusieurs lignes de texte, distraits et agacés par les manœuvres qui ont lieu sur le plateau. Nous sommes confortablement installés, dans des sièges de théâtre et nous sommes agacés, oui, d’entendre d’autres que nous se frayer un passage pour se faire une place, eux aussi. Pourtant nous sommes las de lire.

Après de longues minutes, retentit, comme en filigrane, un rythme techno, sec et strident. La musique s’amplifie, proportionnellement à la taille de la police de caractère qui défile au mur. Le texte se fait agressif, décrivant crûment la peur primaire de perdre sa place. Nous nous sentons pris à parti par « je ». « Je », dans le texte qui défile, c’est nous. C’est nous qui tenons le discours haineux et emporté, c’est « je », c’est moi. « Je » veux une place, « je veux entrer dans le ventre de la ville », corps organique, corps social, corps culturel, « je » veux tout.

Place fait ressentir avec brio les pulsions ambivalentes liées à l’occupation d’un espace que l’on s’est approprié. C’est ressentir le confort claustrophobe de celui qui aime un dedans qui lui offre la légitimité sociale de ne pas appartenir au dehors. La peur de la concurrence, de l’avenir qui pourrait nous foutre à la rue. La haine chauvine envers un ennemi invisible mais menaçant qui nous enlèverait notre foyer, qui nous empêcherait d’habiter. Le logement est notre coquille, cruelle et protectrice.

Le texte saisit la problématique du territoire à l’échelle du logement, en prenant pour exemple la ville de Lausanne. Il nous amène cependant à examiner de plus près notre compassion coupable et hypocrite pour les mouvements humains à l’échelle de l’Europe. Il dénonce la toute-puissance des institutions, l’angoisse administrative infligée aux réfugiés et l’intransigeance des critères des foyers d’accueil. Surtout, il met en lumière notre propre adhérence à une doctrine territoriale bureaucrate: notre propre complaisance dans un système qui est à l’origine d’une forme de discrimination sociale que l’on nomme « solvabilité ».

20 mai 2016


20 mai 2016

ECRIRE !

© Arsenic

Le spectacle Place, actuellement à l’Arsenic, propose une expérience profondément dérangeante. A déconseiller à ceux qui cherchent au théâtre un moyen de s’évader de la réalité .

Quelle tâche difficile de prendre la plume après Place ! Il ne semble n’y avoir plus aucune conviction, plus aucune légitimité sur laquelle m’appuyer.

Avec un pessimisme implacable, incontrôlable, Adina Secrétan vise indifféremment, de ses mots-armes, la crise du logement, la segmentation de la société, les hommes politiques, les machistes, les institutions théâtrales, les bobos qui habitent le quartier « sous gare » à Lausanne, les artistes, les intellos férus de Deleuze, et donc aussi elle-même : jeune artiste lausannoise qui promène son exemplaire de Deleuze entre la Manufacture et l’Arsenic, complice malgré tout d’une réalité sociale qu’elle abhorre.

Place est un cri du cœur. Il fait éclater nos coquilles de confort. Pourtant, c’est un cri silencieux. Pas un mot n’est prononcé par les comédiens. On entend uniquement le grincement des centaines de petits miroirs noirs au sol, formant un dallage désarticulé. La colère ne s’exprime pas dans les sons mais dans les mots, projetés sur le mur du fond. En lettres majuscules, un texte défile, incoercible. Il prend toute la place : sur le mur, dans le reflet des miroirs, sur nos rétines, dans nos têtes. Avec un humour féroce, ce je – mais qui parle en fait ? – attaque et ne laisse rien debout.

Un texte-spectacle , des comédiens accessoires sans répliques : le théâtre, dans sa dimension formelle et sociale, semble lui aussi remis en question. Le dispositif est impertinent, violent. Absolue, la voix énonciative prend possession de l’espace et de la parole, réduisant les comédiens et le public au silence. Nous ne pouvons que docilement lire ce soliloque enflammé et assister au démantèlement de nos valeurs et de notre position de spectateur. L’expérience est éprouvante et ne peut laisser indifférent.

Quelle tâche difficile de prendre la plume après un tel cataclysme ! Cela est pourtant nécessaire. Pour que le dialogue puisse être réinstauré. Pour échapper au silence d’échec et de fatalité. Pour crier mon désaccord face à un pessimisme stérile.

20 mai 2016


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