CTRL-X
De Pauline Peyrade / mise en scène Cyril Teste / Le Poche / du 11 avril au 1er mai 2016 / Critiques par Josefa Terribilini et Luc Siegenthaler.
11 avril 2016
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Ida. Lit. Chambre. Blanche. Vin. Rouge. M&M’s. Sonnerie. Téléphone. SMS. E-mail. Ecran. Ecran. Ecran.
Une nuit dans le nuage informatique d’une jeune femme cernée de buildings, c’est ce à quoi nous invite le texte frappant de réalisme que signe l’auteure et dramaturge Pauline Peyrade. Comme un cycle continuellement redémarré, cette nuit-là semble à la fois se dérouler en un clic grâce au rythme incisif qu’insuffle la mise en scène inventive de Cyril Teste. Vidéo, effets sonores, musique électronique et photographie, il s’agit là d’art total inspiré d’une technologie ultra moderne que le spectacle magnifie sur la forme et satirise sur le fond. Pas de poncifs ou d’explicitation pesante toutefois : CTRL-X publie sans commentaire un extrait de vie aliéné par les écrans et les réseaux sociaux. Et ça fonctionne.
Le monde, les conflits, Daech, tout ça, c’est de l’information qui nous arrive en pièces détachées, une épaisse bouillie d’images sur Retina et de gros titres vides de sens. Ça ne se rattache à rien, c’est loin. De toute façon, hors des murs aseptisés de cette chambre anonyme, tout semble loin. Même Vincent avec qui on s’envoyait en l’air une heure avant. Même Adèle, la sœur qui nous a vu grandir et qui se préoccupe de nous. Elle ne devrait pas, elle fait mal. Elle voudrait qu’on compte. Mais on n’arrive pas à compter, dans cette masse d’individus en hyper-connexion.
Mélange malsain de vie humaine et de fiction électronique. Le plateau le matérialise, avec ses deux murs vides et sa baie vitrée, parfois fenêtre, toujours écran, même lorsque le rideau jaune pastel viendra vainement tenter de le soustraire aux regards d’Ida et d’étouffer le bourdonnement constant de la cybernétique. L’écran. Toute réalité, ou disons plutôt tout ce qui touche au monde palpable n’est approché qu’à travers un écran, et cela jusqu’au paroxysme même du rapport physique : masturbation devant porno, sextos et spams coquins. Voilà la vie sexuelle d’Ida. « Je m’attache pas ». Elle fut pourtant différente, un jour, il y a longtemps, on ne sait pas quand, avec Pierre K. Les clichés projetés en accéléré sur le mur du fond ne nous en apprennent pas davantage. Et puis, ces bribes de vie-là, c’est également au travers d’un LCD qu’on y accède. Ils ne sont plus qu’e-mails, disques durs, historiques.
Pierre K., la bouffée d’air. L’extrême opposé d’Ida, elle dans sa chambre névrosante et lui sur le terrain. Elle s’y était attachée, à lui. Pas étonnant qu’il soit son fantasme ; lui, il touche, il voit, il l’a reconnue. Il est net au premier plan quand elle est floue, à l’arrière de l’image. Tous deux sont en fait les produits de notre époque. L’un sans l’autre cesserait d’exister, eux qui ne vivent qu’à travers les autres. Elle, l’hyper-connectée, consomme les flash d’informations de l’internet qui la consume et que lui-même alimente. Quant à lui, le photographe-reporter, il vend ses négatifs de conflits interchangeables selon les besoins des chaînes de télé. On s’en fout, « ça passe ». Et ça le dégoûte. Il comprend mais il ne fait rien. Elle aussi elle comprend. Ils réalisent chacun qu’ils ne peuvent représenter leur individualité, leur solitude. Ni par des clichés, ni sur les réseaux sociaux. Conformisme technologique qu’ils souffrent malgré eux.
Pas de lueur d’espoir au terme de ce constat désolant, ni de morale à deux balles. Si l’optimisme vous manque, ce sera à vous d’y apporter votre solution. Voilà, il ne vous reste donc plus qu’une chose à faire : éteindre votre smartphone et apprécier le spectacle.
11 avril 2016
11 avril 2016
Par Luc Siegenthaler
De l’autre côté de l’écran
« Il a vu. Il m’a vue, moi ». Tel est le souhait le plus cher d’Ida : se mettre en scène virtuellement pour se faire voir et être aimée. La mise en scène de Cyril Teste présente l’envers des écrans : une réalité monotone, sombre, complexe, qui ne s’appréhende pas avec des « like ».
Dans Ctrl-X, le spectateur est plongé dans un univers désenchanté : celui qui se cache derrière les écrans, les tchats, les selfies. Sur scène, Ida. Une jeune femme seule, alcoolique, et surconnectée. Elle regarde brièvement sur son ordinateur une émission consacrée à Jack l’éventreur, un sketch de Florence Foresti, un reportage sur Damas. Elle consulte aléatoirement des pages Wikipédia, des pubs. Rapidement le monde extérieur fusionne avec la réalité virtuelle : les fenêtres de l’appartement se transforment momentanément en écrans où sont projetés différents emails, sms, vidéos. Parallèlement, Ida « tchate » avec Laurent, un amant, et se dispute avec sa sœur Adèle par téléphone. Tous deux l’attendent devant chez elle pour la voir : l’un pour coucher avec. L’autre pour l’aider à se soigner. En vain. Seuls les échanges virtuels conviennent à Ida et lui permettent de se sentir exister. Coupée de tout contact tangible, de toute réalité sensible, elle ne fait qu’observer Laurent et Adèle à l’aide d’une caméra : ils ne sont que des images supplémentaires indifférenciées. Quant à Pierre K., photographe professionnel et ancien amant d’Ida, elle ne le voit qu’à travers Google image et ne l’entend que par l’intermédiaire d’entretiens enregistrés. Mais voilà que le monde virtuel dépasse la réalité et que les fantasmes les plus intimes d’Ida se matérialisent : Pierre K. apparaît et la filme. Il ne la touche pas. Ce qu’elle souhaite, c’est être vue, admirée, adulée par un photographe professionnel, capable de la capturer sous son meilleur angle. Obsédée par son image, Ida ne peut entretenir de relation avec autrui : le seul moment sensuel de la pièce surgit lorsqu’elle se masturbe devant une vidéo lesbienne.
Ctrl-X thématise brillamment le rapport superficiel qu’entretient l’individu contemporain aux images virtuelles, quelle que soit leur nature. Pierre K., photographe de guerre, est témoin de la réalité des conflits armés. Il tente de la capter le plus fidèlement possible sans la romancer, en vue d’informer le monde occidental. Mais même ces « images survivantes » sont vouées à terminer sur Google image, à être visualisées par Ida en un coup d’œil, sans distinction, sans compréhension, pour tout de suite être oubliées. Elles sont englouties comme de simples M&M’s.
Sans être moralisateur ni alarmiste, Ctrl-X porte un regard pessimiste et extrêmement réaliste sur l’importance démesurée que l’individu contemporain accorde aux échanges virtuels. Mais le spectacle se termine. Il est temps de rallumer son smartphone.
11 avril 2016
Par Luc Siegenthaler