Sans peau
Texte et mise en scène Pierre Lepori / Théâtre 2.21 / du 29 mars au 3 avril / Critiques par Deborah Strebel et Valmir Rexhepi.
29 mars 2016
Par Deborah Strebel
Sur les cendres d’un grand incendie
Après une longue carrière en tant que critique théâtral à la RSI et à la RTS, Pierre Lepori passe avec excellence de la théorie à la pratique en mettant en scène une adaptation de son premier roman Sans peau. Une poignante histoire qui questionne les notions de culpabilité et de pardon.
Issu d’une famille de pompiers, Samuel (Pierre-Antoine Dubey) est paradoxalement devenu pyromane. Incarcéré, il attend le verdict final du fond de sa cellule en regardant la neige tomber. Il reçoit des lettres de Carlo (Jean-Luc Borgeat), le propriétaire de la maison qu’il a incendiée. Celui-ci lui écrit régulièrement, d’abord pour tenter de comprendre pourquoi cet inconnu de vingt-trois ans a causé ce « désastre dans sa vie » – puis, au fil des écrits, il se met à partager son désarroi, et enfin à se confier. Il évoque son fils, Piero, qu’il entrevoit peut-être en ce jeune criminel.
Sur scène est représentée la cellule. Une armature de lit en fer prend place en diagonale à cour, quelques livres et une gourde sont posés sur le sol. Deux écrans presque transparents délimitent l’espace, l’un à l’avant-scène et le second à l’arrière-scène. Des vidéos très esthétiques sont projetées sur l’un ou sur l’autre, voire sur les deux simultanément. Elles présentent Samuel ou Carlo dans la rue. Des paysages hivernaux apparaissent également, tel celui de la tour de Sauvabelin au milieu de la forêt vêtue d’un homogène manteau blanc. Ou encore des arbres, effeuillés, enneigés ou carrément sous terre dans l’hypnotique installation artistique de Daniel Schlaepfer au parking du Flon. Qu’elles soient abstraites ou figuratives, ces images sélectionnées et montées avec soin ajoutent une dimension onirique aux discours, souvent torturés, parfois apaisés. Carlo et Samuel ne se rencontrent jamais. Ce dispositif scénique permet donc surtout de faire coexister les deux personnages alors qu’ils ne se situent à aucun moment au même endroit. Sur scène, il y a le bourreau en prison. Les écrans représentent l’espace où s’exprime la victime qui a tout perdu.
Sans Peau est le premier roman de Pierre Lepori, journaliste, critique de théâtre, poète et écrivain tessinois. L’ouvrage est paru en 2007 en italien sous le titre de Grisù, nom du petit dragon aspirant pompier, héros du dessin animé éponyme diffusé en Italie dans les années 1970. En 2013, l’auteur parfaitement bilingue traduit lui-même son livre en français. Trois ans plus tard, il adapte donc l’œuvre au théâtre. Reprenant les thèmes principaux du roman, dont le pardon, la culpabilité et la différence, la pièce donne vie à cette correspondance épistolaire à sens unique avec intensité et émotion. Des remarques désabusées d’un Samuel en colère et en rupture tant avec sa famille qu’avec la société, aux doux souvenirs de Carlo se revoyant en père heureux de passer des moments privilégiés avec son fils, Sans peau met en parallèle avec délicatesse et sensibilité les vies de deux êtres que rien ne prédestinait à se rapprocher. Sur les ruines d’une catastrophe, ces deux écorchés essaient de se reconstruire, et de trouver chacun leur propre issue.
29 mars 2016
Par Deborah Strebel
29 mars 2016
Par Valmir Rexhepi
Prométhée pyromane
C’est son roman ; c’est aussi sa première pièce. Pierre Lepori allume une folie, Sans peau, un spectacle qui nous marque au fer rouge.
Il y a d’abord une voix.
L’air vibre dans le noir, plein des mots de Carlo (Jean-Luc Borgeat). Puis quelque chose s’allume, chatoie dans un coin ; une flamme dont la pâle lueur suffit pourtant à sculpter dans la masse noire une forme grise, un cadre de lit rouillé, une chaise. De la masse grise s’échappent maintenant des sons sifflés, murmurés, à peine ébauchés. Il y a dans le gris quelque chose, une mécanique brisée, un homme : Samuel (Pierre-Antoine Dubey).
Samuel est Prométhée, mais un Prométhée pyromane, volant le feu et incendiant l’Olympe, dans les cendres s’enivrant de braises. Carlo n’était personne ; le voilà victime des flammes de Samuel. Dans les cendres du brasier, Carlo forge une relation, un alliage de mots qui seul peut pénétrer la prison dans laquelle brûle Samuel. Ça se passe par des lettres lues, le visage de Carlo projeté sur les murs de la prison.
« Dehors, le monde n’a pas cessé d’exister ». En dehors d’une prison qui n’est nulle part, bulle de béton sillonnée des mille mots de Samuel, des mille paroles qu’il lance contre les murs de sa geôle ; cage pénétrée en retour de la voix de Carlo, colorée de son visage.
Pierre Lepori donne sur scène quelque chose qu’il avait d’abord livré aux pages. L’histoire d’un pyromane, d’un pyrophile, d’un pyrofou. L’histoire d’une conscience qui brûle, qui se consume sans s’éteindre. L’œuvre textuelle, faite de mots, est devenue œuvre scénique, faite de chair. Une chair crue, folle, sans peau, que seul le béton de la prison peut contenir, pour un temps.
Un mur, face à nous, s’écroule. Samuel a enfin répondu aux lettres de Carlo. Sa voix a cessé de rebondir sur le béton qui l’entoure, a fini par le fissurer.
Reste alors le silence.
29 mars 2016
Par Valmir Rexhepi