Sallinger

Sallinger

De Bernard-Marie Koltès / mise en scène Sandra Gaudin /  La Grange de Dorigny / du 10 au 12 mars 2016 / Critiques par Deborah Strebel et Valmir Rexhepi.


10 mars 2016

Du rire aux larmes

©Julie Masson

La compagnie Un air de rien s’est intéressée pour la première fois à un texte de théâtre : celui de Sallinger, écrit par Bernard-Marie Koltès. Au sein de cette pièce tragique, elle injecte de petites doses d’humour. Juste de quoi alléger le discours cynique de l’auteur sans en altérer le piquant.

Devant un rideau ocre fermé, une brochette de personnages s’aligne. Parité presque parfaite : quatre femmes, cinq hommes. Une voix off bien connue, rauque et âgée, se fait entendre. C’est celle de Jeanne Moreau, qui présente les protagonistes un par un. À l’annonce de son nom, chacun s’avance, puis disparaît dans l’interstice des deux pans de tissu au milieu de la scène. À la fin de ce générique teinté d’humour, demeurent deux demoiselles au look très sixtiesbrushing gonflé et jupe bien serrée à la taille, tombant tout juste au-dessus des genoux. Il s’agit de Carole et de son amie June. Elles s’apprêtent à se rendre en pleine nuit au cimetière, sur la tombe du défunt petit ami de Carole : le Rouquin. Jeune, brillant voire surdoué, il s’est donné la mort et hante désormais son amoureuse mais surtout sa famille, composée d’une mère, yeux grands ouverts, s’effaçant sous les nuages de fumée qui sortent de sa bouche ; d’un père, toujours un verre de scotch à la main, ne communiquant avec son épouse que par onomatopées ; et enfin d’une sœur nostalgique et d’un frère nerveux, agité, ne tenant pas en place, tel un lion dans une cage.

Suite à une étude menée, aux côtés de l’artiste Bruno Boëglin, autour de l’écrivain américain J. D. Salinger, Bernard-Marie Koltès a rédigé le texte de Sallinger en empruntant les thèmes chers à l’écrivain américain, tels que la guerre et le désenchantement de la jeunesse. Cette pièce, écrite en 1977, soit deux ans après que Koltès a tenté de mettre fin à ses jours, traite du suicide, présenté ici comme le résultat du désœuvrement d’une génération engluée dans la fatalité sanguinaire et répétitive qu’est la guerre. Car comme le remarque le père Al, dans un émouvant monologue, on recommence toujours : « le Viêtnam après la Corée ».

Si les répliques sont graves, la Cie Un air de rien parvient, avec une grande inventivité, à y apporter de la légèreté. La metteure en scène Sandra Gaudin a pris le parti de « détecter et mettre en valeur les situations drôles et détonantes ». Ainsi le public sourit-il lorsqu’Anna raconte avec délectation les moments passés avec son ami imaginaire quand elle était enfant, assise sur Leslie à quatre pattes qui devient le copain en question ; ou lorsque Ma et Carole se font littéralement aspirer par le grand fauteuil du salon. Mais il n’en reste pas moins ému face à la détresse d’Anna implorant l’entrée dans un hôpital psychiatrique, ou face à la violente envie destructrice de Leslie.

Bernard-Marie Koltès a, paraît-il, revendiqué l’humour des ses pièces : il aurait probablement été ravi de découvrir l’interprétation fantasque mais respectueuse de la compagnie Un air de rien, qui parvient à ajouter une touche comique au portrait de cette tribu quelque peu perdue et considérablement fragilisée par la perte d’un membre.

10 mars 2016


10 mars 2016

Impertinence

©Julie Masson

Puissant et rythmé, Sallinger est une balle chevrotine, un obus explosif, une grenade incendiaire qui nous saute à la figure sans crier gare.

Sandra Gaudin tient la barre. À bord, les comédiens de la compagnie Un Air de Rien s’affairent pour aborder la pièce écrite par Koltès à la fin des années septante. Après plusieurs créations, la metteuse en scène et sa compagnie partent pour la première fois à la conquête d’un texte de théâtre, Sallinger. Pour celles ou ceux qui chercheraient un lien entre le titre de la pièce de Koltès et l’auteur Salinger, le premier a pris le second, lui a donné deux ailes. Il y a Salinger, quelque part six pieds sous terre. De celui-ci je ne saurais rien écrire, la pièce n’en dit rien. Et il y a Sallinger qui est venu se poser sur les planches du théâtre de La Grange de Dorigny. Celui-là est mon affaire.

Ils arrivent, en file, devant le rideau rouge qui encore ferme la scène. Je me dis qu’une fois de plus, c’est une pièce qui s’ouvre sur un flou entre la fiction et la réalité. Il n’en est rien. Une voix off annonce les personnages qui pénètrent alors derrière le rideau. Deux femmes restent cependant : le rideau que je croyais être un rideau est une grille que les deux protagonistes ne parviennent pas à franchir. Malin et efficace.

À la veille de la guerre du Vietnam, « Le Rouquin » se suicide. Il n’est pour autant pas mort. Au contraire, il n’a jamais été aussi présent pour les membres de sa famille et de son entourage proche. Tout au long de la fiction, il vit dans les histoires que sa mère Ma raconte, dans les névrotiques logorrhées de sa sœur Anna, à travers les balbutiements et les phalliques diatribes guerrières de son père Al. Et puis, le voilà qui fait irruption par un mur sur ma droite, malmène et converse avec son frère Leslie, bientôt appelé sous les drapeaux.

« Pauvre con ! »

L’impertinence travaille le personnage à la crinière rousse, l’indocilité, l’irrévérence. Il est mort ? Il nous emmerde, fracasse contre les murs du correct nos pitiés, nos raisons, nos indifférences et nos affections. La guerre l’a tué avant d’avoir commencé, lui qui aimait regarder les étoiles un sac de poubelle à la main. Ça nous attriste ? « Pauvres cons !»

Leslie est là, il ne parle plus. Un frère suicidé parle à côté de lui. Leslie va partir à la guerre, le Rouquin lui tend un pistolet. Leslie va mourir ? C’est bien fait !

10 mars 2016


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