Par Nadia Hachemi
Blanche/Katrina / de Fabrice Gorgerat / mise en scène Fabrice Gorgerat / par la Compagnie Jours tranquilles / L’Arsenic / du 4 au 13 mars 2016 / plus d’infos
Cinquante ans après le débarquement de Blanche à l’arrêt « cimetière » de la ligne de tramway « Désir », La Nouvelle-Orléans est à nouveau envahie : Katrina. Simple coïncidence ? Fabrice Gorgerat n’est pas dupe ! Le spectacle ouvre l’enquête. Dans la relation d’amour et de haine qui lie l’homme à la terre comme elle liait entre eux les héros de Tennessee Williams, nous nous approchons sans conteste du terminus, nous rappelle-t-on en ce moment à l’Arsenic.
Une scène recouverte de dizaines de briques aléatoirement entreposées et regroupées qui seront manipulées, déplacées, détruites par une actrice dont le seul rôle est d’interagir avec le décor. Déjà un personnage, puis deux, s’activent, déplaçant des briques, amenant des hauts parleurs, testant le bon fonctionnement des micros. Les premières paroles de la pièce sont lancées par une enceinte qui diffuse une discussion scientifique autour du thème de l’écologie, qui ressurgira régulièrement pour ponctuer le spectacle.
Après Manger seul et Médée/Fukushima Fabrice Gorgerat lance le dernier volet de sa trilogie théâtrale centrée sur les catastrophes modernes en s’arrêtant sur un lieu: La Nouvelle-Orléans. Et si Blanche, la délicate héroïne de la célèbre pièce de Tennessee Williams Un tramway nommé désir avait été la cause de l’ouragan Katrina ? Voilà la théorie sur laquelle ce spectacle est basé. Derrière ce parti pris rocambolesque, une volonté de rapprocher la terre et ses problématiques actuelles de l’humain. Et si le réchauffement climatique était une réaction affective de la terre ? Les dérèglements émotionnels de la planète sont ici semblables à ceux que subit Blanche lors de son séjour à La Nouvelle-Orléans. La recherche d’un fil commun entre deux catastrophes, l’une vécue par une femme, l’autre par une ville : voilà ce vers quoi la pièce tend et travaille activement dans un processus créatif ouvert qui demandera toute sa réflexion et son imagination au spectateur. A lui seul revient la tâche de joindre puis de nouer les fils de l’histoire de Blanche et de Katrina, qui sont donnés ici en parallèle ! La poésie même de cette tentative de narration est ce qui fait l’intérêt et la magie d’un spectacle dénué de prétention de réponse.
L’arrogance de l’humanité qui vit dans le déni de sa vulnérabilité est accusée. « Ce qui nous attend sera pire que Katrina… mais c’est pas grave, ça va aller ». Notre présomptueuse civilisation bétonneuse de la nature ne peut accepter qu’elle porte en elle le germe même de son autodestruction. Une idée que le décor et le texte travaillent ensemble à illustrer. « On monte, monte, monte, monte, etc. …. Pour aller où ? » s’interroge l’un des acteurs montés sur une estrade brinquebalante entourée d’un amas de briques. Une lourde massue s’acharne sur les briques et les transforme en débris : droit à la catastrophe nous affirme-t-on à la suite des scientifiques.
Mais qu’est ce qu’une catastrophe, au juste ? Un violent ébranlement, une révélation avant tout. Quel agent mystérieux aurait bien pu tant déstabiliser Blanche, et la terre ? Le séduisant Stanley bien sûr. Cause directe du dérèglement psychologique de Blanche, il représente l’attitude humaine et sociale qui est à la source du dérèglement climatique. Comme Stanley se déclare le roi chez lui, l’homme se croit le maître du monde. Le viol de Blanche, cause de sa folie, fonctionne comme la révélation du pillage de la terre, déclencheur de son échauffement anarchique. Au cœur des deux drames, le même déclencheur : le désir. Posséder, dominer, dompter. Tant de faces négatives de cette impulsion qui, si elle n’est pas assez contrôlée, ne peut que mener à la destruction.
Une pièce poétique qui esquisse des réseaux de sens sans les figer, qui se nourrit de la science pour y infuser de l’émotionnel. Une tentative artistique de rendre compte d’une réalité qui depuis Katrina n’est plus uniquement scientifique mais qui vient faire intrusion dans nos vies comme Blanche dans l’appartement de Stanley et Stella. Un spectacle qui cherche à tirer le premier fil pour permettre peut-être au spectateur de tisser un nouveau rapport à l’environnement. Très étrange et mystérieux, il réussit sans conteste à interpeller le spectateur et à le pousser à se questionner, ne serait-ce que pour interpréter la multitude de signes étalés sous ses yeux. Une réflexion sur la relation de l’homme au monde et sur le moteur de tout progrès, le désir. Qu’il se révèle par la pulsion vers la possession d’une femme ou par l’asservissement de notre planète à nos ambitions civilisatrices, une chose est sûre, le désir ne peut que mener au cimetière, comme l’avait pressenti Tennessee Williams.