Imaginer les lézards heureux
D’après le roman L’Île des condamnés de Stig Dagerman / mise en scène Ludovic Chazaud / par la Cie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 16 au 20 février 2016 / Critiques par Suzanne Crettex et Josefa Terribilini.
16 février 2016
Par Suzanne Crettex
L’impossibilité de l’île
« Rester debout mais à quel prix ? Sacrifier son instinct et ses envies. » Comme dans la chanson d’Etienne Daho, ces cinq naufragés, interprétés par les membres de la compagnie Jeanne Föhn, sont au « dernier jour du reste de [leur] vie ». Une ambiance de condamnation à mort imminente qui sert de cadre à une interrogation un peu confuse sur l’absurdité et la liberté.
« Une île, quelque part dans l’océan, cinq naufragés » nous annonce une voix off qui se révèlera être celle d’un lézard géant, symbole de l’instinct de domination. Un lieu sans échappatoire, donc, et cinq personnages, condamnés à une mort imminente et au partage impossible de leur solitude. Le texte est tiré du roman L’Île des condamnés de Stig Dagerman, qui fait lui-même écho à Huis clos de Sartre : « l’enfer c’est les autres », ici aussi.
Dans ce lieu infernal, fermé à tout ailleurs, se révèlent les sentiments les plus inavouables des personnages. Quand le vernis des conventions se craquèle, ne restent plus que la soif insatiable, la faim, révélant la culpabilité, le dégoût, l’hypocrisie, la trahison et la lâcheté. Les valeurs positives – entraide, soutien, courage – peinent à subsister. On prend soin de Jimmy, l’un des naufragés paralysé, mais ce n’est que pour mieux déguiser la jouissance éprouvée devant une situation pire que la sienne. La preuve : les biscuits humides qu’on lui donne sont tous pourris. Comme le cœur de chacun.
La première partie du spectacle, construite sous forme de cinq longs discours, nous apprend ce qui caractérise chacun des personnages. De la « dame » se rappelant son « fils-lézard » autiste à Tim, le seul membre rescapé de l’équipage, on comprend que tous sont obsédés par leurs peurs, peu importe les formes qu’elles prennent. Les confessions se succèdent à grand coup d’anaphores, tendues, saccadées, à la limite de l’incohérence. On s’accroche à ces flux de conscience que l’on nous donne à entendre, sans être sûrs de les comprendre à travers les nombreux détails qu’ils contiennent.
Après la chanson d’Etienne Daho, au milieu de la pièce, tout s’emballe. La voix off annonce aux rescapés qu’ils sont « mal barrés ». C’est vraiment leur dernier jour à vivre puisque que les réserves d’eau sont vides. Ils sont de vrais condamnés à mort. Comme le Sisyphe de Camus – auquel fait allusion le titre du spectacle –, mais cette fois, impossible de les « imaginer heureux ». Il y a cette odeur, cette mort qui prend Jimmy en premier, cet enterrement sous les cubes de mousse verte qui servaient de décor. Puis les décisions définitives que devront assumer les autres, au sommet du « grand rocher blanc ».
« Vous croyez que vous pouvez choisir ? » martèle le lézard, quand il apparaît sur scène. La question primordiale qui occupe les personnages est bien celle-ci: le silence ou la vie. La seule digne d’être posée, disait Camus avant Ludovic Chazaud. Mais il fallait arriver presqu’à la fin du spectacle pour l’entendre vraiment. On peut penser que les glouglous incessants de l’océan, les palabres des rescapés, les sons, les couleurs, les chansons qui submergent la scène d’une ambiance mi- psychédélique, mi-burlesque, contribuent elles aussi à manifester l’ambivalence de l’absurde, mais, dans la salle, on ne sait plus où donner de la tête devant une telle profusion de détails. Le choix d’une mise en scène si riche, à la fois onirique et étrangement angoissante, étonne et questionne à la fois. Est-ce pour nous donner une nouvelle preuve que l’expérience limite vécue par les naufragés sur le théâtre rejoint celle du public ?
16 février 2016
Par Suzanne Crettex
16 février 2016
Condamnés à leur liberté
« À quoi sert le désir de révolte quand on ne se révolte pas alors qu’on est rassasié ? » La culpabilité de l’Homme est au centre du questionnement sans fin de cette production de la Cie Jeanne Föhn, adaptée d’un roman de Stig Dagerman. Sur une île déserte, cinq naufragés et un papillon marin tournent et retournent la question de la liberté en présentant une version très sombre, pour ne pas dire obscure, de la nature humaine.
Comme un dessin d’enfant ou une construction lego, le plateau est un îlot, un amas de tapis synthétiques violets et de cubes en mousse vert néon, de flammes en plastique et de quelques bidons bleus : de l’eau potable, radeau futile qui ne repoussera que de quelques jours la mort inévitable. Paradoxalement, c’est lorsque celle-ci paraîtra imminente que les personnages seront les plus libres, du moins potentiellement. Plus de vain espoir, plus de chaînes aux pieds. Tout comme le sera la petite montagne en forme de parallélogramme, la possibilité d’une liberté pure sera enfin dévoilée. La saisiront-ils ?
Pour le moment les naufragés sont éparpillés autour d’un feu, ils dorment. Leurs rêves sont leur seule possibilité de mouvement. Rien ne se passe, ou presque. Ils ressassent leurs souvenirs, derniers abris contre cette liberté effrayante à laquelle leur exil les soumet, derniers récifs d’une condition sociale qui n’a plus lieu d’être et à laquelle, pourtant, on s’accroche tels des lézards sur un mur chaud. Parce qu’on a besoin de sens, d’un rôle, aussi superficiel soit-il. Et puis, bien sûr, parce qu’on a peur et que la peur nous replie sur nous-mêmes quand pourtant la solidarité serait la seule transcendance possible, nous explique une voix toute camusienne. De tirade monotone en tirade monotone, les personnages comblent un silence trop permissif dont ils ne sauraient jouir. Il faudrait pour cela faire face à leur absurdité d’êtres humains et accepter le silence. Et quand, au terme de la pièce, ce silence s’impose, quand la réalisation finale de cette absurdité fondamentale est énoncée, alors le poids de leur lucidité est insupportable. « Ah ! ». Et puis noir.
« Trop tripoter la vérité du monde »
C’est en 1946 que l’auteur suédois Stig Dagerman publie L’île des condamnés. Alors âgé de vingt-trois ans, il rêve de fraternité dans un contexte de guerre froide. Sa jeunesse révoltée explique donc peut-être certaines lourdeurs de la pièce, tirée d’une œuvre aux accents existentialistes qui ne cesse de nous rappeler Camus, Sartre ou Beckett ; l’absurdité de l’existence et sa prise de conscience, la culpabilité de l’Homme et l’importance de ses choix, le rôle des autres, le sien propre. Tous ces questionnements qui résonnent encore dans un monde post-moderne désabusé et que la pièce tente de faire résonner, une fois encore.
Or pourquoi refaire de façon complexe ce qui maintes fois déjà a été présenté avec clarté ? Dans ce huis clos sur île déserte, rien n’émerge de vraiment neuf, si ce n’est une scénographie atypique et bien pensée : les décors multifonctionnels aux couleurs irréelles ajoutent en effet au côté onirique du spectacle. Les interventions enfantines à tendance humoristiques s’accordant à ce cadre onirique, telles la petite vague à visage humain surgissant entre les scènes ou les chansons interprétées naïvement par les comédiens, nous laissent en revanche quelque peu interloqués. Certes, il s’agit probablement de renforcer l’absurdité de l’existence de ces représentants du genre humain, mais est-il nécessaire d’en appuyer ainsi le trait ? Bref, on se fatigue rapidement, et, alors qu’on tentait de suivre le fil de ce flot de paroles, condamnés à interroger, avec les naufragés, le poids de leur liberté, on abandonne le navire.
16 février 2016