Du vent… des fantômes

Du vent… des fantômes

D’Eve Bonfanti et Yves Hunstad / TKM / du 9 au 14 février 2016 / Critiques par Josefa Terribilini et Sabrina Roh.


9 février 2016

Le vide de l’absolu ou le spectacle paléontologique

©Olivier Garros

La petite dame du premier rang a vu juste : « c’est le monde à l’envers ! ». Dans ce deuxième volet de La Trilogie sur le théâtre (que l’on peut d’ailleurs voir sans avoir assisté au précédent), les belges Eve Bonfanti et Yves Hunstad imaginent un spectacle à rebours des attentes qui sans cesse surprend, déconcerte, stimule. Baignés dans la lumière crue d’une scène en préparation, les acteurs – et nous en sommes – déconstruisent les conventions théâtrales autour d’une tasse de café.

Comment parler d’une pièce qui ne parle de rien, si ce n’est d’elle-même ? Où commence la critique, quand le spectacle, constamment, énonce sa propre critique ? « C’est une situation qui paraît bien complexe à maîtriser », nous confirme le personnage, qui pour un temps bref, et à sa propre surprise d’ailleurs, portera le prénom de Bernadette. Tout y est démantelé, retourné, renversé, au sens propre comme au sens figuré. Des projecteurs jonchent le plateau de ce qui s’apparente plus à une première répétition. Dans la salle, les sièges rouges sont recouverts de draps de velours rouge, et les comédiens cherchent leur sujet. Ce sujet, d’abord indistinct, se construit au fur et à mesure de la représentation, au fil des répliques.

Quoique… N’est-il pas déjà monté, ce spectacle ? Répété à plusieurs reprises, joué et rejoué ? Le texte en est « déjà écrit », comme le soulignent souvent les deux acteurs. Ne sommes-nous donc pas venus voir une pièce en bonne et due forme ? On hésite longtemps. « On a payé », crie un homme du fond de la foule, « ça a déjà commencé ? ». Mais, répond la comédienne, « nous, on commence pas, nous… on est là ». Et le public ? Se doit-il de jouer le rôle prescrit par son fauteuil ? Rester assis, écouter, regarder ? Il semble que non puisqu’il discute et s’interroge. Ses interventions fusent, tantôt assurées, tantôt maladroites, et se mélangent à celles des artistes. C’est étonnant, on ne sait plus qui dit quoi, qui joue et qui ne joue pas. Ah ! Voilà qui touche au cœur de la pièce. Le théâtre accepte-t-il une délimitation claire, n’est-il que purs mécanismes ? Les comédiens-concepteurs s’amusent justement à les ébranler, et nous avec. Alors, ce qui d’abord nous dérangeait petit à petit nous transporte et c’est avec jubilation qu’on laisse les acteurs bousculer nos repères par d’habiles touches métaphysiques et humoristiques.

Au sein de cette confusion entre réalité et fiction, on chercherait en vain à dénicher une histoire, ou alors devrait-il s’agir d’une histoire du théâtre avec un grand T. Du vent… des fantômes est un spectacle paléontologique ; au travers de petites saynètes, ni complètement imaginaires, ni complètement réelles, il convoque des avatars de la modernité pour interroger de vieux fantômes. Ainsi, une journaliste et son stylo bic questionnent le crâne de l’australopithèque Lucy – ou serait-ce celui d’Hamlet ? « ça dépend du point de vue ». Soudain, le régisseur, chandelier à la main, récite du Shakespeare en bricolant les lumières. Une autre fois, les metteurs en scène allument la machine à café sur fond de Beatles… Tels des anthropologues du futur, nous dit l’acteur, les comédiens se servent de « poussières d’idées pour reconstituer un univers ». Et ne serait-ce pas cela, finalement, le théâtre ?

9 février 2016


9 février 2016

Mais d’ailleurs le théâtre, c’est quoi ?

©Olivier Garros

Avec le deuxième volet de La Trilogie sur le théâtre, Eve Bonfanti et Yves Hunstad continuent leur voyage dans les abîmes du théâtre. Alors que l’on se demandait dans La Tragédie comique, pourquoi venir au théâtre et pourquoi en faire, ce sont les prémices d’une pièce qui sont dévoilées dans Du vent… des fantômes. Tout ce qui se passe en amont de la représentation mais qui n’est jamais montré. Les fondateurs de la compagnie La Fabrique Imaginaire se jettent à l’eau et nous ouvrent grand la porte des coulisses, créant ainsi l’attente délicieuse du début d’un spectacle, qui durera finalement tout le temps de la représentation.

Dans Du vent… des fantômes, il est difficile de déterminer où commence et se termine l’illusion théâtrale. C’est d’ailleurs cette interrogation qui se trouve au fondement de la pièce d’Eve Bonfanti et d’Yves Hunstad. Pour qu’il y ait illusion, suffit-il de convoquer les fantômes du théâtre, tous ces auteurs et personnages que l’on s’amuse encore et toujours à faire revivre sur les planches ? Il semble cependant, pour les comédiens, qu’une scène donnant à voir deux individus prenant un café et ce, « le temps d’un café », serait déjà du théâtre.

Le public ! Oui, c’est sûrement ça, la clé ! Mais là encore, cette question fait débat : la répétition d’une pièce dans une salle dénuée de spectateurs ne serait pas du théâtre ? Dans Du vent… des fantômes, La Fabrique Imaginaire expérimente directement cette interrogation en conférant au public un rôle très flou : spectateur, acteur ? Il ne sait plus très bien où est sa place. Et d’ailleurs, à quoi assiste-t-il ? Car en nous donnant à voir la préparation d’une pièce, les deux comédiens jouent à ne pas jouer et parfois même jouent le fait qu’ils jouent. Mais jouent-ils vraiment ? Il semble que même entre eux règne une confusion. Mais cette confusion est-elle aussi jouée ? Et… STOP ! On se perd dans les mécanismes de l’illusion.

Bien heureusement, au moment où la panique envahit le spectateur et juste avant qu’il ne s’écrie « je n’ai rien compris », Yves et Eve (ou leurs personnages) explicitent avec un humour décapant les difficultés que l’on peut rencontrer dans ces envolées presque métaphysiques. Le rire est alors le point d’ancrage, ce qui nous permet de revenir sur terre. Ou sur scène, puisqu’on ne sait plus trop ce qui les sépare l’une de l’autre.

Qu’est-ce qu’il faut pour créer l’illusion ? Peut-être ne faut-il pas chercher à y répondre et laisser la magie opérer. Car si mardi soir au TKM « on a coupé Shakespeare », que le sujet de la pièce restait encore à déterminer et que le public n’en était pas tout à fait un, c’est bien un spectacle qui a eu lieu. Un spectacle aussi poétique qu’humoristique qui, sans jamais avoir l’air de commencer, nous pousse à espérer qu’il ne se terminera jamais.

9 février 2016


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