Par Simon Falquet
Les Aventures de Huckleberry Finn – Part one / d’après le roman de Mark Twain / adaptation et mise en scène Yvan Rihs / TPR / du 12 au 15 janvier 2016 / plus d’infos
Arriver en train à La Chaux-de-Fonds comme on entre à Narnia, passant en l’espace d’un tunnel du stratus vaudois à un paysage féérique de sapins et de neige. C’est déjà une belle aventure, et peut-être le meilleur conditionnement pour le spectacle présenté actuellement au Théâtre populaire romand : Les Aventures de Huckleberry Finn – Part one. Le meilleur ami de Tom Sawyer nous raconte ses aventures, la liberté et l’enfance, l’Amérique, tout ça.
Nietzsche parlait de l’âge d’homme. « Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’on avait dans nos jeux d’enfants. »
Ce n’est pas si facile de jouer le rôle d’un enfant au théâtre. On ne reste pas enfant bien longtemps, et c’est ensuite difficile de s’en souvenir. Les cinq acteurs formant la bande de Tom Sawyer n’ont depuis longtemps plus l’âge ou la taille. Il y a pourtant quelque chose dans leur jeu qui sait convaincre. Les discours ont bien ce style moucheté du gosse qui trébuche sur ses phrases ou parle sans reprendre son souffle. Mais ils sont aussi plus lents parfois, plus solennels, parce qu’on croit qu’un enfant c’est aussi cela. On croit qu’il y a de la violence dans ses gestes et ses mots ; on croit qu’il parle de la mort parfois plus que de la vie.
Ni Huck ni Tom ne se contentent d’être la figure type d’une enfance héroïque. Tout est nuancé avec un souci du rythme et du ton, jusque dans les folies et les farces grotesques. Il en résulte une gestuelle riche et vivante. On fait jaillir l’énergie démesurée de l’enfance, mais on ne la gaspille pas : au contraire, on fait un élément structurant. On répète à outrance les mêmes mots pour en souligner l’importance. En martelant un instrument, on en fait sortir des sons étranges qui cassent un élan, ou bien donnent à l’épisode un caractère inattendu. On donne du relief à la scène en se balançant sur une corde, en grimpant sur un promontoire. Rien n’est vraiment gratuit, parce que même la gratuité est savamment orchestrée.
Une des grandes forces de ce spectacle, et qui découle naturellement du traitement de la figure de l’enfant, c’est l’alternance très réussie de la narration et de l’action. Le roman de Mark Twain est restitué dans sa langue d’origine ou bien traduit, chanté ou réinterprété. Le passage à la monstration est tout aussi inventif et hétérogène. On illustre un épisode en le mimant, on singe un nègre et sa manière de parler, on prend le public et la régie à partie. On utilise au final peu d’éléments de décor. Le cadre est plus évoqué que représenté, et finalement les personnages aussi, puisque les acteurs sont rarement habillés pour correspondre réellement aux personnages qu’ils incarnent (une femme en combinaison de moto sera Tom Sawyer, tandis qu’une chanteuse en tenue à paillettes joue une autre enfant). La mise en scène laisse une grande part à l’imagination, de sorte que l’histoire est toujours affaire de discours, toujours racontée, même lorsque les épisodes sont joués de manière plus conventionnelle.
Adapter un roman picaresque tel que Les aventures de Huckleberry Finn au théâtre sans se vautrer est déjà admirable en soi. Il semble naturel de s’attendre à un long spectacle. Pourtant, la durée de plus de trois heures semble ici injustifiée, dans la mesure où le metteur en scène a prouvé qu’il sait instaurer une puissante dynamique dans ses transitions et ses ellipses. Les longueurs qui font bâiller et rater le train du retour ne découlent pas du nombre d’épisodes, mais du traitement à mon avis inutilement étendu de certains épisodes secondaires. Il y a des discours qui traînent et durent sans que l’on comprenne pourquoi, alors que de nombreux monologues ont été écourtés avec beaucoup de légèreté. Cela confère au spectacle un caractère grave qui prendra de plus en plus de place. Gravité qui étouffe ce qui n’était au départ que le sérieux de jeux d’enfants. Peut-être suis-je simplement passé à côté de quelque chose, parce que j’aimais penser que l’enfance avait pour elle ce sérieux sans pesanteur, sautillant jusque dans les pensées les plus sombres.
Si je prends la peine de relever ce point, c’est parce que j’ai cru voir s’illustrer l’énoncé de Nietzsche à de nombreuses reprises (« Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’on avait dans nos jeux d’enfants »). Une tension délicieuse entre la vie et les mensonges au sujet de la vie. Entre le jeu joué et le jeu vécu. Sur les longs discours plus pesants, l’effet était tout à fait différent, la question n’était plus la même.
Ce reproche a déjà été transformé en interrogation, et c’est peut-être l’essentiel. Ce qui trouble force encore la réflexion. Les longueurs inutiles ne sont pas si importantes, et la deuxième partie, à paraître la saison prochaine, donnera peut-être des pistes. Pour l’heure, l’enfant se souvient comment des adultes ont trop souvent échoué à vouloir prendre son rôle. Il trouve dans ce spectacle une belle consolation.