Quand le drame romantique devient politique

Par Lauriane Pointet

Laurenzaccio / d’Alfred de Musset / mise en scène Catherine Marnas / La Comédie (Genève) / du 10 au 14 novembre 2015 / plus d’infos

©Pierre Grosbois
©Pierre Grosbois

Est-il possible de renverser un pouvoir tyrannique pour établir à la place une République ? La question n’est pas propre à l’actualité, puisqu’elle était déjà au cœur de la pièce de Musset. Catherine Marmas en propose une version dépoussiérée et riche en interprétations.

Remettre au goût du jour le drame de Musset, voilà l’ambition de Catherine Marnas. L’entrée en matière de la pièce le fait assez vite comprendre : alors que, pendant l’installation du public, le comédien interprétant Lorenzo toise la salle en déambulant sur le plateau, figure vaguement inquiétante dont le costume laisse penser que la pièce sera résolument sérieuse, une explosion de confettis et les premiers beats d’une musique électro se font entendre. Et voilà notre Lorenzo qui laisse tomber son ample robe de chambre pour révéler un collant vert fluo moulant, et un T-Shirt bleu arborant le message « c’est vrai et c’est faux » (on entend dans ce slogan la réplique de Lorenzo « ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde » et l’on peut y voir une véritable clé de lecture du personnage) et qui se met à danser, bien vite rejoint par d’autres compères aux costumes pour le moins excentriques.

A ce bal masqué explosif succèdent les premières répliques du texte de Musset, qui connaît dans cette version plusieurs coupures et quelques transformations. L’action se déroule à Florence en 1537. Lorenzo, jeune homme idéaliste mais tourmenté, tente de restaurer la République en supprimant le duc Alexandre qui vit en tyran et se prélasse dans le vice. Pour l’éliminer, Lorenzo ourdit un plan à long terme et entreprend de devenir l’un de ses plus proches conseillers, ce qui implique qu’il s’adonne lui aussi à cette vie de débauche qu’il méprise. Mais le meurtre qu’il finit par perpétrer ne donnera pas les suites qu’il aurait pu espérer.

Sur le plateau de la Comédie de Genève, pas de trace de la cour florentine du XVIe siècle. L’espace scénique est séparé en trois parties distinctes : l’avant-scène tout d’abord, encore jonchée des confettis lancés au début de la pièce, puis une estrade qui court sur toute la largeur de la scène, et enfin un espace au fond de l’estrade qui nous est dissimulé par un rideau de lames en plastique. Ce qui se passe derrière ce rideau peut être révélé ou caché à loisir en fonction de l’éclairage, et permet de faire voir des silhouettes fantomatiques ou de faire parler des ombres. Un immense canapé mobile aux multiples coussins qui prendra plus tard place sur l’avant-scène permet de délimiter les différents espaces (chambre de Lorenzo, demeure des Strozzi, etc.). La scénographie met les personnages au centre (l’essentiel de l’action se déroule sur l’avant-scène, au plus près des spectateurs), tout en manifestant la dichotomie entre vrai et faux, ombre et lumière. Et même au cœur de l’action, l’on garde toujours un œil sur la face cachée, ce qui se trouve derrière le rideau et qui nous apparaît au travers du filtre trouble des lames de plastique : un monde mystérieux et inquiétant, à l’image de la Florence dépravée dont Musset fait le portrait.

La pièce porte en elle bien des éléments susceptibles de faire réfléchir dans nos sociétés modernes ; elle pose notamment la question de la possibilité d’une vraie révolution face au pouvoir en place. Les préoccupations des personnages sont également à même de parler au public d’aujourd’hui : ainsi l’on ne peut rester insensible au désenchantement de Lorenzo ou à l’envie de révolte et de vengeance de Pierre Strozzi, voulant imposer ses idées révolutionnaires à son père. Les costumes viennent ici faciliter l’identification du spectateur moderne, par exemple Pierre Strozzi en polo rose et baskets Nike.

Le texte de Musset invite à une lecture du comportement de Lorenzo comme théâtre dans le théâtre, et c’est aussi une des pistes choisies par Catherine Marmas. Le personnage de Lorenzo est tiraillé entre sa nature noble et le rôle qu’il doit jouer auprès du duc. Pour signifier cette tension, Lorenzo enfile une perruque dès qu’il se trouve avec le duc et qu’il prend un ton faussement enjoué, mais l’enlève dès qu’il livre les vraies préoccupations de son cœur – et que le duc n’est pas à proximité.

La mise en scène de la fin de la pièce sublime le pessimisme de Lorenzo face à la révolution. Les républicains ne saisissent pas l’occasion représentée par la mort du duc, et le pouvoir revient à Côme de Médicis. Le comédien qui jouait le duc se relève et c’est lui qui endosse le rôle de Côme, montrant bien que le changement de dirigeant n’aura pas de véritables conséquences. Pour signifier davantage encore que l’Histoire n’est qu’un perpétuel recommencement, la musique du début de la pièce fait son retour, et, derrière le rideau, les personnages du bal masqué reprennent leur folle soirée.