Lorenzaccio

Lorenzaccio

D’Alfred de Musset / mise en scène Catherine Marnas / La Comédie (Genève) / du 10 au 14 novembre 2015 / Critiques par Sabrina Roh et Lauriane Pointet.


10 novembre 2015

De la perdition à la révolution

©Pierre Grosbois

Après Lignes de faille, la metteuse en scène Catherine Marnas revient à la Comédie de Genève en s’attaquant à un chef-d’œuvre de la littérature romantique. Avec Lorenzaccio, elle signe une mise en scène qui traduit toute la complexité du héros, tout en renforçant la signification du geste de ce dernier contre une société avilie.

Qu’on se le dise franchement, la lecture de Lorenzaccio n’est pas de tout repos. En effet, ils sont plus de trente-et-un personnages à faire partie de l’un des plus célèbres drames romantiques. Au long de la lecture, il faudra s’habituer à opérer d’incessants allers et retours entre le texte et la liste des personnages. Et voici, comme si l’exercice n’était pas déjà assez éprouvant, que Lorenzo se voit affublé de plusieurs prénoms. N’y a-t-il pas assez d’identités à retenir ? Fallait-il qu’Alfred de Musset en confie quatre distinctes à son héros ? Mais n’accusons pas le poète et dramaturge d’autant de malice. Utilisés soit comme des insultes, soit comme des marques d’affection par ses proches, les différents surnoms donnés à Lorenzo représentent surtout les différentes faces de son identité. Et c’est ce qui semble avoir intéressé Catherine Marnas. Cette dernière ne craint pas, pour sa mise en scène, de resserrer le texte. Un parti-pris qui, loin d’enlever de la substance à la pièce, ne fait que rendre plus clair le dessein du héros, les sentiments qui l’y ont poussé ainsi que ceux qui le traversent avant et après son geste révolutionnaire.

Meurs, meurs, crie Lorenzo sur l’immense canapé en velours rouge qui occupe le centre de l’espace scénique, tentant de recouvrir de sa voix le célèbre morceau Aerodynamic de Daft Punk, que crachent les enceintes. Cette scène résume à elle seule la situation dans laquelle s’est enlisé le jeune homme. Celui qui, un beau jour, a décidé de tuer Alexandre de Médicis, le duc tyrannique et, accessoirement son cousin, a dû se donner à corps perdu dans la Florence débauchée de 1573 afin de gagner la confiance de sa future victime.

Florence la catin

Les différents intérieurs des demeures, les ruelles ainsi que les places publiques ne sont différenciés que par le déplacement du canapé et les jeux de lumières. Tous ces lieux représentent la Florence noyée de vin et de sang. La Florence du duc de Médicis, qui s’est élevée sur des soirées de débauche, dont les confettis joncheront le sol de la scène de la Comédie de Genève durant toute la représentation, ainsi que sur les cadavres des pauvres opposants. Le corps de Louise Strozzi ne sera d’ailleurs évacué que bien après sa mort, hantant toutes les scènes suivant son empoisonnement.
Florence a des allures de maison close dans la mise en scène de Catherine Marnas. Mais pas de kitch pour cette adaptation de Lorenzaccio. Un grand pan de tissu de velours rouge, rappelant le canapé, pend côté cour. Et seul un lustre à l’avant-scène signifie la richesse de la ville.
De pair avec cette sobriété, Cécile Léna et Catherine Marnas, à la scénographie, ont tracé tout un réseau de lignes. Celle, horizontale, du canapé, est parfaitement parallèle à la plateforme trônant à l’arrière-plan. Cette « scène sur la scène » est ornée d’un rideau de lamelles en plastique transparent, en plus du tissu rouge abordé précédemment. A travers cette matière, qui floute lumière et mouvements, les scènes prennent une allure fantomatique. C’est là que s’exclament les badauds et qu’ont lieu les choses les plus inavouables des fêtes auxquelles participent Alexandre et Lorenzo.
Cette linéarité, parfois chamboulée par le canapé qui tourne sur lui-même et que les comédiens déplacent, fait écho à la ligne de conduite adoptée par Lorenzo, qu’il suivra malgré toutes les concessions qu’il devra faire et les obstacles rencontrés.

Les Lorenzi

Lorenzo se fond parfaitement au milieu de ce paysage rouge et noir. Il joue si bien le jeu du vice orchestré par le duc que tout un chacun finit par le surnommer Lorenzaccio. Mais pourquoi porte-t-il cette perruque blonde qui lui donne l’air du parfait « minet des discothèques » à chaque fois qu’il sort avec Alexandre ? Est-ce un simple déguisement ? Si, dans la mise en scène de Catherine Marnas, chaque comédien incarne deux rôles au moins, ce n’est pas le cas de Vincent Dissez. C’est qu’interpréter Lorenzo équivaut à multiplier les rôles. Lorenzaccio, Lorenzetta, Renzo… Le héros de la pièce d’Alfred de Musset mérite bien tous ces surnoms. Maniéré et exubérant aux côtés du duc, il tombe la perruque et retrouve sa sensibilité d’homme de lettres lorsqu’il s’évanouit à la vue d’une épée où qu’il vit des moments de complicité avec sa sœur. Puis, en tant que Lorenzo, ancien étudiant que l’envie de passer à l’action a sorti de ses rêveries, il s’assombrit, s’agite et se frotte le bras nerveusement en pensant au meurtre qu’il s’apprête à commettre. Si proche du but, il l’est aussi de la folie. Dans le monologue précédant le meurtre, Vincent Dissez donne à voir un Lorenzo proche de la schizophrénie, mélangeant voix, rôles et propos, alors que seul son corps est éclairé par une lumière froide.

Je suis Lorenzo

Si la mise en scène de Catherine Marnas et le jeu fin des comédiens redonnent un souffle de vie à l’humour résidant dans la répartie des personnages, elle porte aussi haut et fort la désillusion du jeune Lorenzo ; alors que les pires horreurs se cachent derrière les paillettes jetées par Alexandre, tout le monde se plaint mais personne n’agit.
Décors et costumes, s’inscrivant dans la période large allant du milieu du XXe jusqu’à nos jours, s’appuient sur l’histoire commune des spectateurs. Ainsi, chacun peut se reconnaître en Lorenzo, âme passionnée tentant de s’élever contre un système, petit galet jeté dans une vaste mer. Une phrase d’espoir réside tout de même dans cette pièce du XIXe siècle, et c’est celle-ci qu’il s’agit aujourd’hui de retenir : les avalanches se font quelquefois au moyen d’un caillou gros comme le bout du doigt.

10 novembre 2015


10 novembre 2015

Quand le drame romantique devient politique

©Pierre Grosbois

Est-il possible de renverser un pouvoir tyrannique pour établir à la place une République ? La question n’est pas propre à l’actualité, puisqu’elle était déjà au cœur de la pièce de Musset. Catherine Marmas en propose une version dépoussiérée et riche en interprétations.

Remettre au goût du jour le drame de Musset, voilà l’ambition de Catherine Marnas. L’entrée en matière de la pièce le fait assez vite comprendre : alors que, pendant l’installation du public, le comédien interprétant Lorenzo toise la salle en déambulant sur le plateau, figure vaguement inquiétante dont le costume laisse penser que la pièce sera résolument sérieuse, une explosion de confettis et les premiers beats d’une musique électro se font entendre. Et voilà notre Lorenzo qui laisse tomber son ample robe de chambre pour révéler un collant vert fluo moulant, et un T-Shirt bleu arborant le message « c’est vrai et c’est faux » (on entend dans ce slogan la réplique de Lorenzo « ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde » et l’on peut y voir une véritable clé de lecture du personnage) et qui se met à danser, bien vite rejoint par d’autres compères aux costumes pour le moins excentriques.

A ce bal masqué explosif succèdent les premières répliques du texte de Musset, qui connaît dans cette version plusieurs coupures et quelques transformations. L’action se déroule à Florence en 1537. Lorenzo, jeune homme idéaliste mais tourmenté, tente de restaurer la République en supprimant le duc Alexandre qui vit en tyran et se prélasse dans le vice. Pour l’éliminer, Lorenzo ourdit un plan à long terme et entreprend de devenir l’un de ses plus proches conseillers, ce qui implique qu’il s’adonne lui aussi à cette vie de débauche qu’il méprise. Mais le meurtre qu’il finit par perpétrer ne donnera pas les suites qu’il aurait pu espérer.

Sur le plateau de la Comédie de Genève, pas de trace de la cour florentine du XVIe siècle. L’espace scénique est séparé en trois parties distinctes : l’avant-scène tout d’abord, encore jonchée des confettis lancés au début de la pièce, puis une estrade qui court sur toute la largeur de la scène, et enfin un espace au fond de l’estrade qui nous est dissimulé par un rideau de lames en plastique. Ce qui se passe derrière ce rideau peut être révélé ou caché à loisir en fonction de l’éclairage, et permet de faire voir des silhouettes fantomatiques ou de faire parler des ombres. Un immense canapé mobile aux multiples coussins qui prendra plus tard place sur l’avant-scène permet de délimiter les différents espaces (chambre de Lorenzo, demeure des Strozzi, etc.). La scénographie met les personnages au centre (l’essentiel de l’action se déroule sur l’avant-scène, au plus près des spectateurs), tout en manifestant la dichotomie entre vrai et faux, ombre et lumière. Et même au cœur de l’action, l’on garde toujours un œil sur la face cachée, ce qui se trouve derrière le rideau et qui nous apparaît au travers du filtre trouble des lames de plastique : un monde mystérieux et inquiétant, à l’image de la Florence dépravée dont Musset fait le portrait.

La pièce porte en elle bien des éléments susceptibles de faire réfléchir dans nos sociétés modernes ; elle pose notamment la question de la possibilité d’une vraie révolution face au pouvoir en place. Les préoccupations des personnages sont également à même de parler au public d’aujourd’hui : ainsi l’on ne peut rester insensible au désenchantement de Lorenzo ou à l’envie de révolte et de vengeance de Pierre Strozzi, voulant imposer ses idées révolutionnaires à son père. Les costumes viennent ici faciliter l’identification du spectateur moderne, par exemple Pierre Strozzi en polo rose et baskets Nike.

Le texte de Musset invite à une lecture du comportement de Lorenzo comme théâtre dans le théâtre, et c’est aussi une des pistes choisies par Catherine Marmas. Le personnage de Lorenzo est tiraillé entre sa nature noble et le rôle qu’il doit jouer auprès du duc. Pour signifier cette tension, Lorenzo enfile une perruque dès qu’il se trouve avec le duc et qu’il prend un ton faussement enjoué, mais l’enlève dès qu’il livre les vraies préoccupations de son cœur – et que le duc n’est pas à proximité.

La mise en scène de la fin de la pièce sublime le pessimisme de Lorenzo face à la révolution. Les républicains ne saisissent pas l’occasion représentée par la mort du duc, et le pouvoir revient à Côme de Médicis. Le comédien qui jouait le duc se relève et c’est lui qui endosse le rôle de Côme, montrant bien que le changement de dirigeant n’aura pas de véritables conséquences. Pour signifier davantage encore que l’Histoire n’est qu’un perpétuel recommencement, la musique du début de la pièce fait son retour, et, derrière le rideau, les personnages du bal masqué reprennent leur folle soirée.

10 novembre 2015


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