Par Chantal Zumwald
Silencio / de Julien Schmutz et Robert Sandoz / mise en scène Julien Schmutz / par Le Magnifique Théâtre / Equilibre-Nuithonie / du 3 au 14 novembre 2015 / plus d’infos
Un Français, descendant d’Indiens Kuna et atteint de la maladie de Creutzfeldt-Jakob est hanté par des rêves récurrents. Il décide de partir à la recherche de sa mère décédée, pour un peu de moelle osseuse. Son voyage va l’amener dans le cimetière français de Catoun, dans la forêt panaméenne.
Ambiance peu rassurante sur le plateau de Nuithonie : cimetière, crânes, croix, dans une atmosphère brumeuse digne des landes du Devonshire qui rappelle le fameux Chien des Baskerville d’Arthur Conan Doyle. De l’obscurité vaporeuse émane une silhouette masculine habillée d’un chapeau haut-de-forme, et d’une redingote noire sur une chemise blanche. D’un certain âge déjà, élancé et distingué, il tient une canne munie d’un pommeau à tête de mort. Le Français nouvellement débarqué lui demande de l’aider à retrouver sa mère dans ce cimetière, mais le vieil homme choisit plutôt de lui révéler l’histoire de ses ancêtres. De sa voix gutturale et métallique de death metal, il chante dans son micro de crooner : « Pour savoir où tu vas, tu dois savoir d’où tu viens » et « l’histoire doit faire son lit en toi ».
A l’aide d’un peu de poudre magique, ce gardien de cimetière, Silencio, un vieux griot, fait voir mystérieusement au Français l’histoire de ses origines : elle remonte à février 1594, alors que « la vague de l’océan déposait sur le sable des hommes blancs ». Ces hommes, les conquistadors espagnols, cherchent à posséder tout ce qu’ils peuvent. Les Indiens, naïfs et crédules, jouent au dé – effectivement un jeu composé d’os – les babioles qu’ils pourraient obtenir des blancs. Le jeu finit mal : un mari parie son propre enfant et le perd ! De ce drame familial, la mère ne se remettra pas et l’homme va entretenir une relation de substitution avec un animal domestique. L’enfant perdu au jeu est emmené en Espagne où il sera présenté comme une bête de foire au « cerveau atrophié », qui a « la couleur et l’odeur du diable »! Malgré cela, il ne manquera pas de séduire une jeune noble. Chassés, ils s’installent à Dunkerque. S’ensuivent maintes aventures rocambolesques qui viendront teinter d’exotisme le fleuve des histoires sacrées que raconte le vieil homme.
Ce spectacle est parsemé de références historiques, comme la construction du canal de Panama : l’arrière-grand-père du personnage principal n’est autre que Ferdinand de Lesseps, alors que son grand-père est un dictateur de ce pays. D’autres singularités qui mêlent Histoire et fiction attendent le spectateur, comme la présence fictive du dramaturge canadien Michel Tremblay.
Les sept interprètes portent des demi-masques qui leur permettent de tenir une cinquantaine de rôles. Seuls deux d’entre eux gardent la même identité du début à la fin du spectacle : le Français et le conteur.
Les costumes mélangent la sobriété des couleurs ocre et noire et le raffinement du détail. Ils jouent sur l’évocation symbolique : pans de tissus sur une jupe courte pour signifier les longues robes des élégantes, le chapeau d’explorateur ou encore le haut col fraise typiquement espagnol du début du XVIIème siècle.
Ce voyage à travers les époques, inspiré d’un rituel mortuaire malgache qui mêle dégénérescence et malédiction familiale n’a pourtant rien de macabre : il surprend par son texte poétique, par les danses et le rythme joyeux des chants, clin d’œil à la comédie musicale. Son metteur en scène, le Fribourgeois Julien Schmutz, s’est particulièrement inspiré de ce « réalisme magique » propre à l’auteur colombien Gabriel Garcia Marquez qui mélange, dans son univers romanesque, fantasme, rêve et réalité quotidienne. D’ailleurs, tout comme le célèbre titre de l’auteur Cent ans de solitude, cette production retrace une saga familiale et ses confrontations aux drames et à la mort qui inéluctablement termine toute vie.
Ce spectacle est un régal auditif, visuel et intellectuel, dans lequel les valeurs et les erreurs humaines sont présentées avec beaucoup d’ironie. Ce moment magique a illuminé les yeux des spectateurs tout au long de la soirée, et au-delà.