Par Suzanne Crettex
Sul concetto di volto nel figlio di Dio / de Romeo Castellucci / mise en scène Romeo Castellucci / Théâtre de Vidy / du 11 au 15 novembre 2015 / plus d’infos
Réunir sur une même scène les humeurs les plus dégradantes du corps humain et un visage monumental du Christ, peint par Antonello da Messina au XVe siècle, c’est à ne pas s’y méprendre, interroger les valeurs de notre culture occidentale et, par là même, du théâtre. Et si, après tout, le Christ était tout près de notre misère ; bien plus près que ce que l’on pense ?
Avec Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu), présenté à Avignon en 2011, c’est une création absolument déroutante que nous propose Romeo Castellucci, et peut-être plus ses propres interrogations qu’un réel système ou une pure provocation. Mais aussi, au-delà d’un simple spectacle, une véritable expérience physique totale pour une salle quelque peu désorientée. En effet, dans cette mise en scène d’une maîtrise plastique époustouflante – le metteur en scène est aussi diplômé des Beaux-Arts de Bologne – les mots d’italien s’effacent devant le pouvoir de suggestion des odeurs et des sons, franchement désagréables.
Parce que la scène qui nous est montrée, n’est, elle aussi, pas des plus belles à voir. Dans les trois pièces ouvertes d’un appartement peint et meublé de blanc (nous y reviendrons !), un père âgé et son fils. Derrière eux, le portrait monumental du visage du Christ dans sa Passion, l’Ecce homo, se dresse comme une icône byzantine. Mais quand le père souffre d’une crise de dysenterie aiguë et qu’il ne parvient plus à se contrôler, le spectateur doit « prendre sur lui » et faire comme s’il ne sentait pas les odeurs de soufre qui envahissent la salle et la vision du corps nu, souillé d’excréments.
Tout au long des trois « chutes » du père – qui rappellent ostensiblement celles du Christ sur le chemin du Calvaire –, ponctuées par ses gémissements, c’est aussi une profonde humanité qui nous est donnée à voir au-delà des souillures. Quand la scène s’arrête, sur l’image du fils à genoux devant son père dévêtu, une éponge à la main, c’est l’image du dévouement total et de l’abandon. Comme celui du Fils par excellence, qui les regarde ? On pourrait le croire.
La pièce, ensuite, prend un tour plus « métaphysique », selon les mots mêmes de Castellucci. Le père, assis sur son lit, est plongé dans la pénombre ; ne reste plus que le visage du Christ dominant la scène. Il sera l’acteur principal de la fin de la représentation. Mais un acteur passif, puisqu’ici, il n’est là qu’en peinture. Tour à tour, il reçoit des grenades lancées par des enfants de passage et les derniers excréments du père, en passe de se vider du reste de sa substance. Il n’en restera rien qu’un rideau déchiré et l’inscription du psaume 22 : « You are my shepherd » (« Tu es mon berger »). Un seul mot n’est pas éclairé, le « not » qui renverse clairement la phrase biblique en sarcasme, mais ces trois lettres resteront dans l’ombre, manifestant peut-être la ligne ténue entre l’amour et la révolte, qui structure toute la mise en scène. L’icône, déchirée de haut en bas, n’est plus.
Ainsi donc, l’ambivalente beauté plastique qui se dégage du spectacle et qui rappelle l’esthétique baudelairienne – « le beau est toujours bizarre » – ne parvient pas à masquer ses lourdes implications éthiques, puisqu’elle touche à la dimension même du sacré et à la transcendance. Pour les croyants, l’image du Christ n’est pas qu’une peinture, et pour Romeo Castellucci non plus, comme il s’en explique. Mais quand ce qu’il considère comme un « un cri d’amour définitif » portant « une demande de considération » touche par sa matérialité au plus intime du symbole, on touche aux limites à la fois de l’expérience esthétique et de la provocation. Si vous voulez nous ramener à la querelle iconoclaste byzantine, par pitié, Monsieur Castellucci, ne nous faites pas voir que les icônes brisées, mais restituez-en l’arrière-fond théologique. On pourrait vous accuser de blasphème !