Par Suzanne Crettex
Répétition / de Pascal Rambert / mise en scène de Pascal Rambert / Théâtre de Vidy / du 6 au 9 octobre 2015 / plus d’infos
Répétition, la dernière pièce de Pascal Rambert, emmène le spectateur sur une scène de théâtre, pour suivre le quotidien d’un groupe de quatre vieux amis qui avaient fait leur idéal de la scène. Sur fond de dispute et de règlements de compte, ils liquident tout ce à quoi ils ne veulent plus croire.
Depuis la grande salle du théâtre de Vidy, regardez la scène prête pour la représentation. Qu’y voit-on? Une salle de gymnastique bordée de part et d’autre de deux panneaux blancs, un panier de basketball auquel manque le filet. C’est tout, mais il vous faut imaginer au centre une table et quatre chaises – décor de mots. Quatre personnages occupent l’espace ainsi défini : deux actrices, Audrey et Emmanuelle ; un écrivain, Denis ; le metteur en scène du groupe, Stan. Interprétés par Audrey Bonnet, Emmanuelle Béart, Denis Podalydès, Stanislas Nordey, ces derniers montrent, tout au long du spectacle, le pouvoir des mots et des corps à construire des fictions, des structures, des objets et des mondes. Pascal Rambert, après Clôture de l’amour, s’interroge encore une fois sur cette question, mais ici dans la création artistique. C’est en effet un univers qu’il connaît bien puisqu’il est, lui aussi, acteur, écrivain et metteur en scène. Dans Répétition, c’est l’instant où l’artiste doute, perd pied et confiance en le sens de son entreprise, et fait ainsi imploser le groupe qui est saisi. En pleine répétition, Audrey choisit de partir, mais avant, elle doit « tout dire » : le malheur de vivre au milieu de gens qui baissent les yeux, de voir la beauté et de ne savoir qu’en faire, la « génération de dislocation » qu’ils représentent à eux quatre. En écho aux figures qu’ils devraient eux-mêmes jouer sur scène et dont on nous livre la description : Iris et Stanley sont debout sur la terrasse, après l’amour. Scène de beauté avant l’implosion.
« Je quitte. Je pars », éclate Audrey en parcourant la scène comme un animal enragé, sur le rythme saccadé, rapide, tendu qui est le sien. Les regards trop longs entre Emmanuelle et Denis, comme dans un mauvais film, elle les déteste. C’est comme une irruption insupportable de réalité dans l’îlot préservé du théâtre. Elle veut tenter à son tour de faire naître la passion par les mots, « voir comment ça fait », ressentir le vertige du démiurge devant sa création. La montagne, la source, la source qui grandit et à laquelle s’abreuvent l’ours, le geai, le cerf, une passion à la dimension du cosmos. Mais non, rien n’est possible : ils ne sont rien qu’une génération perdue…
Sur la terrasse de la villa, face à la mer, Iris disait : « On nous oubliera ».
Sur un fond de musique minimaliste, Emmanuelle, Denis et Stan, prennent ensuite la parole, l’un après l’autre, et investissent pleinement l’espace scénique ; pendant ce temps les autres se déplacent lentement et silencieusement, rivent leurs yeux au sol, puis quand ils ont parlé, se couchent « comme des chiens ». Ils reviennent tous à ce moment où la répétition avait été abandonnée, prennent à bras le corps le destin d’Iris, de Stanley et de Diane comme des êtres de papier à qui ils donnent vie comme des doubles. Ils s’engouffrent dans la faille d’un espace-temps fictif recréable à souhait : celui d’Iris, de Diane, de Staline, de Mandelstam…
Nous aussi, on veut faire une syncope, comme Zelda et Fitzgerald.
Dans Répétition, les personnages nous disent leur rapport au monde, à la scène, à l’écriture. Un rapport au langage différent et ambivalent pour chacun : corporel, physique pour Emmanuelle ; une forme d’exorcisme, de procuration, pour Denis – « Je suis devenu écrivain pour tuer tes mots et les remplacer par les miens dans ton corps » – ; d’engagement politique pour Stan. Mais ils n’ont rien compris, comme leur rappelle ce dernier à la manière d’un messager antique. Ils n’ont pas vu que « dans les romans, tout était écrit, que dans la poésie, tout était écrit » : « Nous avons pris cela pour de la fiction. ». Plus rien non plus de leur passé commun, de leur jeunesse, de leurs amours, de leurs rêves. Plus personne sur ces escaliers, à Odessa, dans cette Golf GtI. Désertés leurs souvenirs. Sans élan, le théâtre, leur belle entreprise commune ; les structures sont mortes, les corps sont fatigués.
Comme un bouquet de fleurs coupées qu’on égrène au vent, par la portière d’une voiture.
Mais à l’achèvement du spectacle, nos questions fusent devant ces idéaux brisés, et rejoignent celles que se posaient les personnages. Qu’est-ce que la parole : la structure, la valse des corps, la mise en forme de l’effroi devant la nuit, le « moment du sens » ? L’eau, la source, la sève, le corps ? La réalité, l’illusion, la fiction, le théâtre ? Les catégories ont été brouillées, les plans se sont mêlés dans un écoulement continu, nous laissant pantois plus que perplexes. Difficile de distinguer, dans les phrases des personnages ce qui est rêvé, pensé, vécu, projeté. L’imagination, comme une force à la fois reproductive et spontanée, la projection en miroir des univers de chacun sur ceux des autres, la naissance de nouvelles vies en en tuant d’autres. Sur le théâtre, la courbe mathématique des mondes possibles a été exponentiellement ouverte vers l’infini, à donner le vertige ; pas de point ou d’univers de référence auquel nous raccrocher définitivement. A la fin de la pièce, on sait seulement que rien n’a changé depuis les vingt ans d’Audrey, Emmanuelle, Denis et Stan ; ils en ont juste demandé un peu moins à l’art et au langage. A la fin, on peut parier que tout recommencera, juste après le silence et le tas de cadavres. Parce que, comme le suggère Pascal Rambert, l’art n’est pas si loin de la vie. Et inversement. L’histoire continuera. Pour une salle un peu déroutée, mais conquise.
Diane est morte, la robe tachée de sang, sur la scène du théâtre. La jeune gymnaste entre, un ruban à la main.