Le voyage d’Alice en Suisse
de Lukas Bärfuss / traduction Hélène Mauler et René Zahnd / mise en scène Gian Manuel Rau / La Grange de Dorigny / du 22 au 25 et du 29 au 31 octobre 2015 / Critique par Lauriane Pointet.
22 octobre 2015
Par Lauriane Pointet
La mort comme dernière liberté
Un voyage en Suisse sans billet de retour : si Alice se rend à Zurich, c’est bien dans l’idée de pouvoir y bénéficier de l’aide au suicide. Un sujet difficile mais toujours actuel, traité avec beaucoup de subtilité par la Compagnie Camastral.
Ce n’est pas souvent que l’on sort d’un spectacle avec un goût pâteux dans la bouche, et le cœur légèrement retourné. C’est pourtant ce qui s’est produit en ouverture de saison du théâtre de la Grange de Dorigny. Sujet polémique qui alimente régulièrement le débat dans la presse helvétique et internationale, l’assistance au suicide est au cœur de la pièce de l’auteur zurichois Lukas Bärfuss.
Alice, souffrant dans sa chair comme dans son esprit, mais toutefois encore jeune et belle, décide de faire appel à un médecin suisse qui pratique l’assistance au suicide et qui pourra lui permettre de quitter cette vie dont elle ne veut plus. Ce médecin, c’est Gustav Strom ; il a choisi d’appliquer son serment d’Hippocrate en venant en aide à ceux dont la souffrance est devenue intolérable. Dernier recours alors que toutes les autres institutions ont échoué à comprendre ou soulager la souffrance de ces hommes et de ces femmes, il se heurte aux multiples difficultés inhérentes à une telle tâche. Respectant le cadre légal suisse, après avoir sondé leur volonté et les avoir aidés à résoudre les problèmes de paperasse administrative, il propose à ses patients d’en terminer avec la vie dans un discret appartement de la banlieue zurichoise.
La pièce est construite en vingt-quatre tableaux et met en scène une galerie de personnages gravitant autour du docteur Strom et d’Alice. On s’étonne ainsi devant la jeune Eva, qui souhaite devenir l’assistante du médecin et le rejoindre dans sa lutte solitaire contre l’opinion publique. On se prend d’affection pour John, vieux patient anglais qui ne peut se décider vraiment à mourir, et qui raconte avec un humour très british des anecdotes de sa vie. On compatit avec la mère d’Alice, qui peine à prendre conscience et à comprendre que sa fille veut vraiment mourir. On s’amuse devant les manières un peu brusques de Walter, le propriétaire de l’appartement où ont lieu les suicides. Tous ces individus se croisent et dialoguent parfois, dans un décor épuré.
Sans réduire la question de l’assistance au suicide à un simple débat « pour ou contre », la pièce prend aux tripes en mettant en scène des personnages terriblement attachants. Dans un même temps, elle soulève des questions inévitables et met le doigt sur des problèmes tout à fait pratiques. Ainsi le médecin, radié de l’ordre de sa profession, ne peut plus prescrire le pentobarbital nécessaire pour endormir ses patients. Mais il ne veut pas cesser d’exercer et la demande est toujours présente : il lui faut trouver un autre moyen de donner la mort… Aux arguments du médecin qui milite pour le libre arbitre et pour la lutte contre la souffrance répondent l’incompréhension ou le refus des proches et l’opposition manifestée par les confrères et l’opinion publique. Rien n’est vraiment ni blanc ni noir ; les personnages révèlent aussi leurs failles au fil du spectacle.
Le texte n’est pas dénué d’humour, bien que le rire reste souvent coincé dans la gorge. Difficile cependant de résister au charme anglais des histoires du vieux John, ou de ne pas sourire devant les explications hors de propos de Walter, racontant comment il avait par le passé tué une portée de chatons. Ces moments plus légers accompagnent un ensemble riche en émotions, dense, et parfois même violent.
La force de la pièce provient surtout du texte de Lukas Bärfuss, qui mérite à lui seul un détour par la Grange de Dorigny. Gian Manuel Rau oscille dans sa mise en scène entre une volonté de réalisme et un appel à l’imagination, ce qui peut déstabiliser le spectateur. Alors que certains éléments troublent par leur réalisme exacerbé (à l’image de la mort d’Alice, qui enfile sous nos yeux le sac plastique qui l’étouffera), d’autres surprennent par leur incongruité : on observe ainsi Eva faire le cochon pendu au côté du propriétaire de l’immeuble ou se rouler sur le divan en ce qui semble être une imitation de John. On regrettera peut-être que le monologue final soit prononcé en fond de scène : la voix du comédien peine à monter jusqu’aux gradins supérieurs du côté des spectateurs, ce qui fait perdre de l’efficacité à son plaidoyer – le public hésitant sur sa clôture même, et donc sur le moment où déclencher les applaudissements. C’est d’autant plus dommage que le travail sur l’intonation en sourdine, le débit naturel des comédiens et une scénographie qui va à l’essentiel font ressortir la force du texte de Lukas Bärfuss. La pièce ouvre la porte à une discussion plus large sur une question éthique complexe et le public rentrera chez lui désarçonné et songeur.
22 octobre 2015
Par Lauriane Pointet