La Cerisaie
D’Anton Tchekhov / par la Cie du Passage et Cie G. Bouillon / Théâtre du Passage (Neuchâtel) / du 22 au 25 octobre 2015 / Critiques par Camille Logoz et Marie Reymond.
22 octobre 2015
Par Camille Logoz
Une maison de fous
Sur un territoire qu’elle refuse d’abandonner, une famille à l’avenir incertain lutte pour préserver son ordinaire des effets de l’aliénation. À trop essayer de rester maîtres de leurs terres et d’eux-mêmes, ses membres finissent par perdre la face et la tête. Un drame, apparemment, mais que les protagonistes vivent comme un doux délire fantastique.
La Cerisaie raconte les derniers jours passés par une famille aristocrate et leurs domestiques sur leurs terres en Russie. Sans moyens pour rembourser les intérêts, ils sont contraints à vendre le domaine familial avant la fin de l’été. Malgré ces circonstances pesantes, les personnages vivent dans une étonnante légèreté, qui tend de plus en plus vers la frivolité, jusqu’à basculer dans une ivresse merveilleuse et inquiétante : la douce folie de ceux qui dépensent sans compter, béats devant leur incapacité pratique et la bêtise de leurs jeux infantiles. L’étrange envahit la maison : les personnages sont tour à tour débiles, séniles, saouls, voire carrément diaboliques. Ils se surprennent, jouent à se faire peur, soudain poussent des cris, se laissent aller à des effusions spontanées : ils s’étreignent, révélant des relations à la limite de l’inceste, s’échangent des grimaces, et n’ont aucune des manières qu’on attend chez une famille de leur rang. Ils ne parviennent pas à s’entendre, soit qu’ils parlent tous en même temps, soit qu’ils passent dans leurs conversations du coq à l’âne. Dans tous les cas, ils ne s’écoutent pas. À chaque fou sa marotte. On prend peu à peu conscience du fait qu’il n’y a que dans les monologues, c’est-à-dire lorsqu’ils ne doivent affronter aucune altérité, qu’ils sont capables de tenir un discours construit.
Autour de cette maison qu’on sait destinée à la perte s’articule une curieuse distribution de l’espace : une dialectique entre intérieur et extérieur se met en place, ne laissant aucun espace isolé. Les frontières sont modulables, les personnages franchissent les murs à volonté, les font tomber, le dedans et le dehors se fondent – rendant vaine toute distinction entre le privé et le public. Cette porosité permet un jeu d’observation des personnages entre eux, pas le moins du monde troublés par ces intrusions. Ils semblent au contraire ravis de se donner en spectacle. Ce n’est que dans la dernière scène, lors du grand départ, que l’espace se clôt définitivement – en même temps qu’on quitte et ferme la maison.
Si une collaboration pour sauver le domaine et même tout engagement entre les personnages se révèlent totalement impossibles, c’est parce que chacun, raide et figé dans son rôle, s’accroche fermement à sa partition, à sa propre version de l’histoire. Pris dans ce sombre destin collectif, les individus s’usent et leurs désirs s’émaillent. Tant qu’ils le peuvent, ils s’empressent alors d’occuper la parole, et espèrent assouvir par ce moyen leur instinct de conservation – qu’il touche à la sauvegarde de la cerisaie, de la maison, d’une hiérarchie ou de leur vie d’avant. En devenant des caricatures d’eux-mêmes, ils pensent échapper à la précarité de leur vie, de leur raisonnement et de leur pouvoir. Oscillant entre tragédie et vaudeville, ils restent dans l’expectative de leur ruine, bien qu’ils soient (d)échus depuis longtemps. Un événement qui ne viendra donc pas, tout comme la demande en mariage de Lopakhine à Varia, dont la supposée imminence traverse la pièce et qui n’aura finalement jamais lieu.
22 octobre 2015
Par Camille Logoz
22 octobre 2015
Par Marie Reymond
À la lumière des regards
Une famille russe voit son domaine menacé de vente si elle ne trouve pas un moyen de rembourser les intérêts de ses dettes. Réunis pour la première fois depuis des années, ses membres sont amenés à revisiter leur passé lié au domaine dans un processus de deuil. Aidés par l’utilisation de la lumière, les spectateurs sont happés dans les introspections des différents personnages, que l’on suit avec passion.
Dans cette mise en scène, le personnage principal, c’est la demeure elle-même. Elle est le point de départ de l’histoire, puisqu’elle rassemble autour d’elle une myriade de personnages se trouvant à un moment charnière de leur existence, qui les pousse à se remettre en question. Le jeu des lumières reflète les différents regards que les personnages posent sur la maison, regard qui évolue et se transforme au fur et à mesure des scènes.
La maison est représentée par un pan de mur avec trois fenêtres et une porte-fenêtre. Des branches de cerisier y sont peintes. Quelques meubles en bois et des jouets pour enfants – une maison de poupée, un cheval à bascule – occupent l’espace scénique. Un tableau familial surplombe la pièce et achève de donner à l’espace un aspect figé. Toute la scène est plongée dans une lumière verdâtre qui donne des airs de morte à la demeure.
Dans un effort final de déni, Lioubov, la maîtresse de maison, organise une fête le jour de la potentielle vente du domaine. La vieille bâtisse reprend vie. La lumière chaleureuse en fait un cocon d’une beauté sans pareille, à laquelle Loubiov fait écho dans sa robe scintillante. La maison semble sortie d’un rêve, comme en dehors du passage du temps. Puis la nouvelle de la vente tombe ; le domaine est condamné à être détruit. La scène est soudainement plongée dans une lumière froide et crue : elle fait de la maison un cadavre que l’on passera bientôt à l’autopsie.
Les personnages se préparent à quitter la cerisaie. Les fenêtres et volets sont clos, comme un regard fermé. La lumière brille à l’extérieur, mais plus dans la maison. Le processus de deuil s’achève avec la mort du vieux serviteur, resté seul dans la vieille demeure. Des « il est temps de mourir, vieil homme » ponctuent toute la pièce et présagent une forme d’aboutissement. On en arrive à une forme d’acceptation, qui donne à cette fin un goût mélancolique, mais apaisé. Et noir.
22 octobre 2015
Par Marie Reymond