par Nicolas Joray
Tair / de Fabrice Melquiot / d’après un poème de Philippe Jaccottet / du 2 au 7 juin / Théâtre Am Stram Gram / plus d’infos
Incorporer un poème, au sens propre. Pour ce « Laboratoire Spontané », Fabrice Melquiot se fait le metteur en corps de Oiseaux, fleurs et fruits de Philippe Jaccottet. Ici, les mots s’effacent pour laisser place aux notes de musique, aux pas de danse et aux numéros de cirque. Entre profondeurs et hauteurs, légèreté et sérieux, obscurités et lumières, Tair explore les possibles.
Je m’enfonce d’abord dans les entrailles fraîches du Théâtre Am Stram Gram pour y découvrir la première partie du spectacle. Sur le plateau de cette grande salle, des échafaudages de métal sont parcourus par un acrobate, que rejoint ensuite sa partenaire. Avec les autres spectateurs, nous faisons face à la scène. Dispositif classique. Pour le second tableau, nous sommes invités à quitter cet espace : je me lève de mon siège, me déplace vers la porte de sortie, attends que les gens partent, sors à mon tour, suis les personnes qui escaladent les nombreuses marches, traverse une passerelle située dans les hauteurs du théâtre, jette un coup d’œil vertigineux dans le vide et pénètre enfin dans la petite salle. Ici, quelques spectateurs ont déjà pris place autour d’une piste de cirque dont le bord est fait de petites bougies disposées en cercle. Avec d’autres, je me joins à cette assemblée. J’assiste aux mouvements de danse et aux portées. J’écoute les chants et les cordes grattées. Puis, à nouveau, lumière dans la salle. Nous sommes invités à franchir d’autres marches, sortir du théâtre et nous rendre sur le toit de celui-ci : une arène aux gradins de pierre blanche nous accueille, encore illuminée par les derniers rayons de soleil. Les deux circassiens se livrent dans cet espace à une partie de tennis invisible, acrobatique et endiablée. Les bruitages ? La guitare de Benjamin Vicq. Le parcours proposé au public donne le ton : le spectacle mis en scène par Fabrice Melquiot consiste en une élévation. Mais ce jeu entre profondeur et hauteur semble déborder cet unique cheminement : dans le dernier tableau, Julie Tavert se jette dans les bras de son partenaire de jeu ; dans le second, elle grimpe sur ses épaules tandis que leurs deux corps sont enrobés d’un drap, formant un gigantesque personnage ; d’autres fois, l’acrobate-danseuse rase le sol ; dans le premier tableau, Damien Droin virevolte entre le trampoline et une paroi verticale, variant en hauteur à chaque mouvement. Cette dernière image m’évoque un volcan – engin pyrotechnique projetant ses étincelles de plus en plus haut. Ici cependant, feux d’artifices sans artifices : c’est une bretelle indocile qui tombe et qu’on remonte, c’est un corps invincible qui s’élève, chute et se relève
Mais ce jeu entre le haut et le bas n’est pas l’unique tension qui travaille ce spectacle. Au niveau des registres également, la légèreté côtoie le sérieux ou la noirceur. Dans la grande salle, j’entends des légers bruits de métal qui résonnent, des chuchotements de conduits d’aération, des grincements parsemés de notes de musique. Sombre tableau sonore. Du haut de sa structure, le trampoliniste appuie sa tête et ses mains contre le sol et élève ses jambes. J’aperçois tout à coup les pieds de sa camarade, positionnés de manière identique mais à un autre endroit du plateau. Je souris face à l’étrangeté de cette double vision. Un enfant assis à quelques mètres de moi sourit, lui aussi. À voix haute : « Ah ! Mais c’est quelqu’un d’autre ! ». Dans la petite salle, j’écoute les paroles que profère Julie Tavert à certains spectateurs du cercle. Comme dans un poème, je ne comprends pas tout. Elle s’approche d’un spectateur qui se situe près de moi, lui prend les mains et lui demande : « qu’est-ce que le regard ? ». Le timbre est doux, frise le religieux. Quelques montées en puissance sonores et corporelles toutefois. Mais la rupture avec un registre contemplatif est définitive lorsque je sors du bâtiment pour me rendre sur son toit. Assis dans les gradins, je vois Damien Droin débarquer dans l’arène vêtu d’un short « Billabong » vert, d’un polo rouge et violet et de simples baskets. La tenue de ce gladiateur décontracté tranche avec la sobriété des costumes précédents. Le jeu aussi, puisque les deux artistes donnent à voir une partie de tennis aux allures de guerre. Le public est pris à parti, invité à applaudir ou à huer. Le sport de balle fait place aux boules de feu imaginaires que s’envoient les combattants. Césures surprenantes et rebondissements stimulants.
Tair, c’est aussi un balancement entre ombres et lumières : l’obscurité du début du spectacle, l’apparition dans un cercle illuminé du premier acrobate, la projection des ombres des circassiens contre les parois de la salle, leurs silhouettes qui fuient vers un autre lieu à la fin des tableaux, la lampe de poche qui éclaire les visages des spectateurs, la lumière vacillante des bougies, les lueurs d’un crépuscule, l’arène baignant dans les derniers rayons de soleil, le reflet éblouissant de l’astre solaire sur le toit d’un immeuble de Genève. Exactement au moment où retentissent les derniers applaudissements, les rayons du soleil qui éclairaient la façade arrière de l’arène font eux aussi leurs adieux. Coïncidence ?