L’âne et le ruisseau
L’âne et le ruisseau / D’Alfred de Musset / Mise en scène Christian Geffroy Schlittler / du 12 au 23 mai 2015 / Théâtre Saint-Gervais (Genève) / Critiques par Nicolas Joray et Jonas Parson .
12 mai 2015
Par Nicolas Joray
L’amour hésitant
Temps étendu entre les répliques, musique jazz au tempo lent, absence de montée d’énergie significative dans le rythme général : au risque d’agacer ou d’ennuyer, hésitation et lenteur sont déclinées de multiples manières sur la scène du Théâtre Saint-Gervais. Le style était annoncé : « la tragi-comédie de l’amour prend des allures de songe étrange et déphasé ».
Un carré blanc fait office de scène sur la scène. Le Baron de Valbrun, interprété par David Gobet, erre autour de cet espace alors que les autres personnages y évoluent sans gêne : il n’ose pas faire le pas. Cette proposition initiale fait écho au propos de la fable de Musset : le Baron ne parvient pas à déclarer sa flamme de manière passionnée à la Comtesse, à qui il est promis. Une autre fois, les deux prétendus amoureux se retrouvent de part et d’autre de la frontière bordant cet espace blanc. Ils sont proches, esquissent des mouvements sensuels mais ne se touchent pas. Comme si, de la même manière qu’il refuse de s’engager, le Baron refusait de jouer.
La fable dont s’empare Christian Geffroy Schlittler montre les tergiversations de l’amour : deux couples (le Baron et la Comtesse, le Marquis et Marguerite) se sont promis au mariage, mais ont du mal à concrétiser leurs projets : le Baron n’est pas assez expressif pour la Comtesse, Marguerite n’est pas assez jalouse pour le Marquis. Deux des personnages vont donc s’ingénier à mettre en scène une fausse tromperie pour tester leurs compagnons. Revendiquant le parti pris de la « réappropriation libre », le metteur en scène campe cette histoire dans une scénographie résolument contemporaine : chaises orange vif ; fauteuil jaune ; chaises longues. Les costumes, eux aussi, se veulent actuels : une jaquette Adidas et un short bleu côtoient le costard élégant.
Ce qui dérange, parfois, ce sont les ruptures dans le jeu des comédiens, dont la motivation et tout sauf évidente : ici, un corps qui danse de manière exagérée et là, des mouvements disloqués ; ici, un jeu répétitif (est-ce un gag ?) avec une paire de lunettes qui se coince dans des cheveux et là, un enchaînement d’ouvertures des portes invisibles dont l’absence physique contraste avec la présence matérielle des autres objets du plateau. Alors que sur d’autres plans – adresses au public, par exemple – la proposition artistique est aboutie, on peine malheureusement à faire sens de ces « numéros », qui sont trop peu nombreux pour former une esthétique cohérente.
Ceux qui veulent découvrir cette version originale de L’âne et le ruisseau ont jusqu’au 23 mai pour se rendre au Théâtre Saint-Gervais.
12 mai 2015
Par Nicolas Joray
12 mai 2015
Par Jonas Parson
L’amour est un ruisseau tumultueux
Deux couples sur le point de se marier, des hésitations, des relations floues, agrémentées de stratagèmes et quiproquos: la dernière pièce, posthume, de Musset, est une comédie qui nous parle de cette réticence à s’engager. Pièce de salon, elle devient entre les mains de Christian Geffroy Schlittler, qui poursuit ici son travail de réappropriation des classiques, le matériel de base d’un travail scénique très intéressant, qui n’oublie pas d’être drôle.
C’est une réflexion sur la peur de l’engagement, intemporelle, placée ici dans un décor minimal- un certain côté froid et suédois, peut-être- une question sérieuse donc, que propose L’agence Louis-François-Pinagot. Mais un travail exigeant du jeu et de la forme même de la pièce replace toujours la farce et la légèreté au centre de la scène. Avec une bienveillante cruauté, Christian Geffroy Schlittler peint des gens qui semblent flotter sans grande idée des conséquences de leurs actes, impliqués dans un jeu dont les enjeux les dépassent.
S’il fallait faire une démonstration de l’importance du metteur en scène dans la direction que prend une pièce, celle-ci en serait un exemple parfait. Par delà le texte, qui dit les hésitations et les amours entre deux couples qui ne parviennent pas à franchir le pas du mariage, le jeu des comédiens raconte une autre histoire, tout de corps entrelacés et de baisers dérobés, qui ne se dit pas, mais qui vient ajouter à la confusion de nos indécis protagonistes. Quand le Marquis propose à la Comtesse d’inventer une liaison entre eux deux, celle-ci semble bien plus vraie que leurs mots ne le disent. Et la fougue avec laquelle Marguerite, apprenant la prétendue tromperie de son amant, embrasse le Baron laisse transparaître plus qu’une simple décision de circonstance.
Les personnages sont là, sans grands repères – la scène blanche et froide parsemée de mobilier Ikea ne fait que l’accentuer – vagues et indécis. Toujours légèrement décalés, même au plus profond des affres de l’amour, ils sont toujours aussi légèrement ridicules. Voilà nos deux compères, Baron et Marquis en cow-boys dérisoires, héros minables. Affublés de santiags, complets, larges lunettes de soleil et chapeaux aux bords larges, à califourchon sur deux transats, ils regardent au loin, une canette de bière à la main. Une grille de projecteurs jette une lumière dure sur cette scène absurde dont le sujet est la peur de l’engagement chez le Baron. Au fil de la conversation, le Marquis hésite à laisser ou non le mot compromettant qu’il a façonné pour tenter de pousser son ami à franchir le pas. L’absence totale de subtilité et de discrétion avec laquelle il cache ce mot sous le chapeau de l’amoureux indécis ne rendra que plus ridicule l’effondrement total de ce dernier face à un stratagème pourtant bien grossier.
Schlitter place sans souci le Baron au milieu d’une scène de laquelle il est supposé être absent, comme un élément de décor posé sur une table basse. Juxtaposant ainsi la vue de sa mine de cow-boy dépité, convaincu d’être cocu, à une discussion sur le caractère entièrement fictif de l’affaire, il produit un comique de situation des plus jouissifs. Les comédiens sortent rarement de scène, et quand bien même ils n’occupent pas le plateau de façon aussi centrale, ils sont souvent en bord de scène, regardant attentivement un échange dont ils ne sont pas supposés avoir connaissance. Les quiproquos et désastres qui se profilent n’en sont que plus absurdes.
Ce n’est certainement pas le public que l’on prend pour un âne dans cette agréable comédie à voir au théâtre Saint-Gervais jusqu’au 23 mai.
12 mai 2015
Par Jonas Parson