Abymes
Texte et mise en scène d’Audrey Cavelius / du 19 au 24 mai 2015 / Théâtre Arsenic (Lausanne) / Critiques par Laura Pallù et Chantal Zumwald .
19 mai 2015
Par Laura Pallù
Dans le rêve éveillé, « je est un autre, l’autre c’est moi »
L’esprit est comme une machine à traverser le temps qui nous permet de voyager dans le passé et le futur. Grâce à l’imagination, on devient créateurs de notre destin, en changeant les événements vécus et en fabriquant de possibles développements pour l’avenir. Dans les rêves éveillés tout est possible, car notre psyché est vaste et profonde, comme un abyme.
Abymes comprend deux parties très distinctes : Living gallery et La poétique de l’autre. Dans la première, nous sommes accueillis par Audrey Cavelius dans une salle de cinéma munie de chaises longues qui invitent à la détente. On assiste à une projection vidéo, qui montre une multitude de scénarios, plus ou moins possibles, des vies futures imaginaires de ce personnage. À travers la rêverie, elle expérimente différentes visions d’elle-même et une vaste gamme d’identités. Comme le suggère le titre, il y a dans le spectacle un jeu de « mise en abyme », de fiction dans la fiction. Un premier degré est représenté sur le plateau par le jeu théâtral du personnage, qui dialogue avec nous. Le deuxième degré est celui qui est projeté sur l’écran : ce sont les films que la jeune femme est en train de produire dans sa tête. Les limites entre le public et la comédienne sont ténues. Elle partage avec nous l’expérience passive du spectateur, en observant sa propre vie imaginée. Son voyage introspectif devient aussi source d’inspiration pour le public. Grâce à la musique et aux images muettes, on se laisse transporter par notre propre imagination et nos propres fantasmes en s’identifiant par moments, et en se dissociant dans d’autres.
Dans la deuxième partie du spectacle, la salle n’est plus la même. La blancheur du pavement et de la paroi du plateau symbolisent l’entrée dans une nouvelle dimension. Le public est passé dans une sphère interne, celle, onirique, de la psyché de la protagoniste, dans le subconscient, là où les idées et les désirs sont exprimés par la pensée symbolique. Le personnage n’existe plus comme élément extérieur : nous sommes entrés dans sa tête. Existent seulement ses projections mentales et ses alter egos. Les images mentales ne sont pas médiatisées par la conscience de celui qui les produit. L’atmosphère revêt un caractère sacré par la blancheur qui règne sur le plateau. Presque comme dans une salle de musée white cube, on assiste à la réalisation de sculptures vivantes, jouées en live par la protagoniste et une autre comédienne, plus ou moins statiques. Cette deuxième partie aborde de grandes thématiques : la vieillesse, l’amour, le succès, l’amitié, le sexe, la religion, la lutte pour la survie. La scénographie du spectacle est très soignée et les corps des personnages, dotés d’une forte présence scénique, produisent un grand impact visuel, grâce à l’utilisation de masques, de déguisements et de gestes expressifs. La musique, composée exprès pour le spectacle par Christophe Gonet, compositeur et musicien live, accompagne agréablement ce spectacle – conceptuel, donc, mais qui ne manque pas d’humour.
19 mai 2015
Par Laura Pallù
19 mai 2015
Par Chantal Zumwald
Réveillons-nous!
Avec Abymes, NoNameCompany offre un diptyque composé de « Living Gallery » et de « La poétique de l’autre », deux spectacles complémentaires présentés sur deux scènes différentes. Ces deux tableaux riches et fantasques flirtent avec les motifs de l’illusion et de la désillusion, de la solitude et de la mort. L’héroïne est un soi au destin à facettes qui joue à : « Je est un autre, l’autre c’est moi ».
Une petite salle baignée de lumière, occupée par trois rangées de transats rouges, sagement alignés. Un accueil chaleureux et personnel d’Audrey Cavelius, réalisatrice et interprète, ravit les spectateurs. Sur la droite du parterre, un petit îlot de joncs et de roseaux où repose le fauteuil de notre hôtesse. Sur la gauche, Christophe Gonet et ses instruments, dont il se servira en live dans ses propres compositions.
En face, sur le grand écran, une petite femme en robe rouge se met à danser, rejointe par quatre joueurs de tuba géant dont le pantalon peine à tenir; deux danseuses affichent leurs fesses aux spectateurs hilares. Une femme encore jeune, seule, rentre chez elle de nuit ; des bruits étranges, un chat ; …la douche a changé de couleur ! Quelle aurait pu être la vie de cette femme, si… ? Six tableaux, accompagnés de musique jouée en direct sur fond sonore, présentent des destins possibles, aussi tristes qu’inattendus, dont quatre sont dominés par la solitude. Dans le meilleur des cas, la dernière phase de vie est partagée avec un compagnon et Madame travaille. Dans les pires, c’est la rue qui attend la protagoniste, mais elle pourrait également vivre seule, dans une maison mono-pièce et froide du Val d’Aoste et danser tristement au son de son gramophone, en pleine nature, avec son col renard, ou encore, être cette vieille qu’un jeune homme vient chercher au home pour une soirée arrosée, ou celle qui, malgré sa fortune, est rattrapée par un mystérieux flacon, ou même encore, cette autre, dynamique, ancienne pionnière nostalgique de l’aviation. Madame Audrey traverse la scène et sort, affublée de sa perruque si bien tressée durant la projection, son masque de vieille femme sur le visage.
Pause et place au second volet du diptyque : un gazouillis léger d’oiseaux, une scène bordée de cinq caisses de fleurs multicolores et variées, un grand caillou, un transat ; le régisseur sur le côté. Violente lumière blanche éblouissante : une vieille dame, vêtue d’une robe d’été légère à motifs fleuris, pénètre le halo aveuglant, un panier contenant fleurs, terre et eau sous le bras. Elle transplante, arrose, soigne. Une voisine large et imposante arrive. Audrey Cavelius et Claire Deutsch seront aussi, sous le masque des vieilles dames, cow-boy, tueurs, cibles, hommes, femmes, ombres… : vies par procuration, peuplées d’angoisse, de mort de solitude et de rêves impossibles, aux princes charmants absents.
Un spectacle noir, mais qui ouvre les yeux sur la vieillesse des femmes seules et sur la nécessité de créer un futur vivant et joyeux, en développant peut-être un imaginaire positif.
19 mai 2015
Par Chantal Zumwald