par Maëlle Andrey
de Nicolas Yazgi / mise en scène Julie Burnier et Frédéric Ozier / du 22 avril au 10 mai 2015 / Petit Théâtre de Lausanne / plus d’infos
C’est « interpellée par l’injustice et la cruauté de la légende ancestrale du Joueur de flûte de Hamelin » que la compagnie vaudoise Pied de Biche choisit de se servir du fort potentiel de réinterprétation du mythe, en le transformant en un extraordinaire conte musical.
Les cloches d’Hamelin sonnent. Plusieurs petites maisons « distordues » (aux allures de peintures cubistes) forment la ville. Les habitants de ce patelin allemand symbolisent, sans équivoque, la face sombre de notre société actuelle : violente, injuste, à la constante recherche du simple et pur profit. Conçue comme une « parodie du pouvoir » centralisé, cette société g-RAT-vite autour de « son Opulence », « sa Boursouflure », « son Doigt d’honneur », Monsieur le bourgmestre. Tout semble se passer pour le mieux dans cette petite ville, lorsqu’un beau jour, un fléau fait son apparition : des RATS ! Ces derniers, qui s’attaquent aux moulins, aux caves et commerces et même à l’Eglise, ne sont « pas que quelques… mais plusieurs quelques ». Les habitants, affolés, se rassemblent sur la place du village pour crier leur mécontentement en chantant en chœur « c’est l’invasion, c’est la marée de rats, là et là et là et là… les revoilà ! »
Il faut donc trouver une solution au plus vite, car même le plus éminent professeur, un savant « abruti à lunettes » n’en voit aucune. Preuve que les scientifiques n’ont pas toujours raison : dans cette fable, c’est plutôt l’Art et la puissance de la musique qui trouveront la solution : l’é-RAT-dication. Apparaissant comme un envoyé du Ciel, tel un sauveur, le « super héros rock » qu’est le joueur de flûte fait une promesse : « pas un il ne reste-RAT ». Les habitants d’Hamelin n’en doutent pas, vu la richesse de son curriculum vitae : après qu’il a dompté Lucifer, noyé Cerbère ou encore vendu Nessie à un zoo du Tennessee, nettoyer la ville de son fléau ne devrait pas être une tâche insurmontable. Le musicien tient sa parole et parvient, à l’aide de sa fascinante musique, à dompter la colonie de rats. Envoûtée, elle le suit, sort de la ville, et finit noyée dans la rivière. Mais là, on le sait, n’est pas la fin de l’histoire. Le joueur de flûte, qui incarne ici un « agent symbolique » entre deux mondes (« d’un monde stérile à un monde où la vie renaît sur d’autres bases »), revient au village réclamer sa récompense : il n’en aura pas et, comme promis, se venge-RAT…
« C’est des vrais gens, eux ? » demande une petite fille assise sur les bancs du Petit Théâtre, à sa maman. Le mélange entre manipulation de marionnettes (scénographie des marionnettes de Christophe Kiss), jeu de comédiens (Julie Burnier, François Karlen, Cédric Leproust, Frédéric Ozier et Selvi Purro), chants, musiques (composition musicale de Yves Ali Zahno) et mini-chorégraphies est parfait. Les décors, les jeux de lumières et la musique (entre orchestrations, rock, blues et fanfares), qui est centrale, donnent à cette histoire une empreinte féérique (bien que parfois apocalyptique) et magique. « A travers cette fable, nous traitons de la revanche de l’imaginaire sur l’homme de calcul, de l’art sur le capital » déclare la Cie Pied de Biche, qui a déjà adapté d’autres contes tels que Le Vaillant petit Tailleur (2007), Pinocchio (2011), Si seulement je pouvais avoir peur ! (2011). Cette compagnie est un collectif de cinq personnes, visant un « théâtre populaire », dont le travail (tant à destination des adultes que des enfants) naît dans des « laboratoires créatifs » (des ateliers, réflexions, partage d’idées). Les deux metteurs en scène, Julie Burnier et Frédéric Ozier, poursuivent leur collaboration dans Le Dératiseur de Hamelin, après leurs deux spectacles de 2013 (Enquête Magnetique et Il Va Vous Arriver Quelque chose…). Créé et présenté comme un monde fascinant pour les enfants, ce spectacle aborde tout de même des thèmes profonds et philosophiques de la vie : enfance, art et civilisation, pouvoir, injustice, inégalité, vengeance, mort. Le tout dans un savoureux mélange hétéroclite entre le terreau originel de la fable et des facettes plus rock’n’roll ; où le poste radio rétro côtoie l’aspirine et la « guitare électrique », dans un décor du XIIIe siècle.
Cette mise en scène déjantée, rock’n’roll et poétique, pousse indéniablement petits (dès 7 ans) et grands à la réflexion. Un fabuleux moment, hors du temps, où chacun de nous sourit (ou -RAT !), à vivre absolument au Petit Théâtre de Lausanne, jusqu’au 10 mai prochain.