par Chantal Zumwald
Les arbres pleurent-ils aussi? / par la Cie Fabienne Berger / du 25 avril au 2 mai 2015 / Equilibre-Nuithonie / plus d’infos
Performer et chorégraphe née à Lausanne, Fabienne Berger propose des spectacles issus de son expérience en danse classique et en Modern Jazz, enrichis de techniques orientales et de yoga, qui influencent son rapport au mouvement, introduisant, par exemple, dans son travail, la notion de « transfert de poids ». Elle crée sa propre compagnie en 1985. Après quarante ans de créations, dont Elle(s), Screen Sisters, Floating Tones et Phren, elle présente son dernier spectacle en compagnie des danseuses Caroline de Cornière, Marie-Elodie Vattoux et Margaux Monetti, sous les projecteurs de Sven Kreter, accompagnée de la création musicale de Malena Sardi.
Le décor de la pièce se résume aux ventilateurs et aux haut-parleurs. Le sol et les murs sont tendus de noir… Tout commence par un tableau surprenant : suspendues, des têtes de danseuses émergent de l’obscurité, vaguement éclairées par une simple lampe de poche que tient une autre danseuse elle aussi sans pieds, ceux-ci étant liés par une corde qui est accrochée au ciel de scène. Le temps s’est arrêté, balancé par une douce mélodie. L’obscurité revient et, de l’ombre, émergent les arbres-danseuses, une forêt composée de quatre femmes vêtues de chemises et pantalons noirs, ou bronze pour l’une d’entre elles : les arbres se mettent à se mouvoir dans un naturel maladroit. Au loin, des grillons, des crapauds, le bruit de la pluie. C’est si bien évoqué que le public commence à ressentir le froid. La solitude propre à chacun de ces arbres, qui transparaît dans l’individualisme des figures de danse, est ressentie jusque dans les gradins. La nature prend ses droits, avec encore le bruit d’abeilles qui éveillent les arbres. Le temps se dilate dans ce monde fou de vitesse. Les danseuses se contorsionnent, perdent l’équilibre, le retrouvent, dans une volonté d’intégration et de résonance avec la nature, qui en respecte toutefois le mutisme. Les séquences dansées s’affranchissent du rythme musical et chacun garde son rythme propre, dans une réinterprétation et une recomposition réadaptées chaque soir. Ces mouvements individuels, presque individualistes, ont un effet étrange sur le spectateur : il a l’impression de ne pas pouvoir accéder au spectacle, de ne pas l’intégrer. C’est une belle expérience de contre-rythme. Et peu à peu, le tempo de la musique l’emporte et les arbres finissent par adopter son rythme : une homogénéité s’installe. Elle gagne en intensité : un vent fort se lève, propulsé par quatre ventilateurs géants. Les arbres danseuses, les cheveux emportés, tentent de se protéger, enfilent bonnets et imperméables. Par prévenance, la compagnie a déposé des couvertures aux pieds des spectateurs ! Plusieurs personnes éternuent ou toussent : la forêt s’agrandit… Les frontières se dissipent. L’expérience se propage au-delà de la scène.
Au moment où ce rythme devient le nôtre, tout s’arrête et… un grand bruit, l’obscurité, à nouveau la lumière : trois arbres ont été ensevelis! Le monde ne peut-il tourner sans catastrophe qui détruit le peu d’équilibre ou le peu de plaisir péniblement acquis ? Un spectacle est-il un spectacle, une vie est-elle une vie, un arbre est-il un arbre, s’il n’est scié en plein vol ? En explorant la corporéité et ses limites, la danse soulève des questions philosophiques : le langage du corps témoigne de secrets et de révélations multiples, au-delà de toute attente. C’est une belle victoire de la corporéité sur l’intellect, même si nos interprétations passent par le langage pour se dire.