par Alice Bottarelli
Saga / conception et mise en scène Jonathan Capdevielle / du 18 au 20 mars 2015 / Théâtre de l’Arsenic / plus d’infos
Jonathan Capdevielle renoue avec le gamin qu’il était, à la fois sauvageon libre et imaginatif, à la fois petit être chétif et sans cesse bousculé par ses proches. Saga est un patchwork d’épisodes familiaux plus ou moins romancés, qui adviennent par fragments révélateurs de tout un monde, dont il nous fait partager le souvenir. Ces mille morceaux de dialogues résonnent aux micros des comédiens, alors qu’ils se déplacent et interagissent sans lien direct avec le texte. Une sorte de chorégraphie abstraite se dessine sous nos yeux, tandis que les phrases échangées nous permettent de recoudre les aventures d’une enfance fantasmée.
Sur un écran se déploie un texte tapé à la machine. Il nous décrit le tracé d’une route sinueuse, passant à travers villages et forêts. Puis il disparaît, au profit de voix qui se répondent dans l’obscurité. C’est notre imagination qui façonnera, du début à la fin, le cadre de la fiction. La route nous a amenés à une bâtisse reculée. Ici on entre comme dans un moulin – sauf qu’il s’agit du stade d’après, puisque nous nous trouvons dans une boulangerie. Ça parle, ça crie, ça chante, ça court à tort et à travers là-dedans. La sonnette, que de toute manière on n’entendrait peut-être même pas, ne fonctionne plus et ce sont donc les aboiements du chien qui la remplacent. Une famille dans son quotidien, plein de vie, d’amour et d’engueulades. Ce qui se passe vraiment dans cette grande maison et ses alentours verdoyants, à proprement parler on ne le voit pas. La lumière monte sur la scène, mais pour révéler un univers en décalage de ce qu’on s’était inventé dans le noir. Les comédiens n’illustrent pas de leurs gestes le texte qui file de toutes parts. Ils laissent sonner et rebondir leurs dialogues au micro, et se meuvent indépendamment dans un décor sobre et volumineux, un monticule brun qui semble être un croisement entre une chaîne de montagnes et un grand corps d’ours allongé.
La pièce se déroule, on le comprend vite, dans les Hautes Pyrénées. Jusque là rien de trop dépaysant : les montagnes, on connaît. Mais on est vite désarçonné lorsque surgit un homme en costume d’ours brun, lorsque les comédiens se mettent à nu sur scène ou adoptent de longues poses en habits de rugbymen. Le décalage s’installe, on rit de l’incongruité des situations. On se laisse porter par les conversations parcellaires qui s’émiettent de-ci de-là, rendues piquantes et vives par un fort accent tarbais. On se laisse voguer dans cet océan de paroles sur fond imaginaire de sommets enneigés ou couverts de forêts : un voyage mare e monti, où les ambiances s’entrechoquent selon les médiums utilisés. « La matière du récit est constituée de textes narratifs, de vidéos, de dialogues et aussi de chansons », note Jonathan Capdevielle. Autant de moyens de revisiter un passé en le racontant ou en le réinterprétant. « Le va et vient entre la narration et les scènes rejouées rend compte du caractère tout à la fois euphorique, ludique, mélancolique et sombre de ces épisodes de vie théâtralisée. »
Car c’est sa propre histoire, modifiée au gré des possibilités de l’autofiction, que Jonathan Capdevielle nous transmet avec ses trois compagnons de scène, qui font revivre membres de la famille et connaissances en tous genres. C’est sa mémoire d’enfant, pleine de trous, dont il ne reste que des bribes, encore très vives ou déjà décolorées. « Nous vivions dans une aire de jeux, où se côtoyaient les brigands, Bonnie & Clyde, les week-ends à la plage, des reconstitutions de films d’horreur, des répétitions du Lac des cygnes, des séances de spiritisme, mes premiers pas au théâtre. » À tout cela, les montagnes servent de toile de fond aussi bien que de lignes de force : dans l’isolement des hauteurs, les Capdevielle traversent des moments rocambolesques, autant de hauts et de bas. Petits malfrats attendrissants, cachant dans l’arrière-salle de leur boulangerie une ribambelle d’armes, une planche à billets artisanale et un placard à balais plein de faux chéquiers, ils nous invitent dans un univers mi-légendaire mi-réaliste, doux-amer. L’éparpillement de cette histoire décousue, dont il est vain de vouloir retrouver l’ordre chronologique ou le fil narratif, finit par nous séduire, lorsqu’on admet qu’une vie n’est pas un récit linéaire, ni toujours compréhensible. On finit par s’attacher à ce gosse du Sud-Ouest qui semble comprendre bien plus qu’il ne devrait ce qui se passe dans ce monde d’adultes, où on demande toujours au petit « Jojo » de se taire. Après sa précédente pièce « Adishatz/Adieu », créée en 2009, Jonathan Capdevielle continue de s’engager dans un chemin introspectif, mais cherche cette fois à faire émerger la part d’épopée et de richesse patrimoniale qui fait de sa saga familiale une matière fertile, précieuse et pérenne.