Les Clowns
texte et mise en scène François Cervantes / du 13 au 15 mars 2015 / Grange de Dorigny / Critiques par Maëlle Andrey et Nicolas Joray
15 mars 2015
Par Maëlle Andrey
Le Roi Lear a un gros nez rouge

La Compagnie L’Entreprise, venue tout droit de Marseille, cherche « un langage théâtral qui traverse les frontières et parle directement aux spectateurs ». Dans Les Clowns, Arletti, Zig et Le Boudu jouent au Roi Lear. Un savoureux mélange qui jongle entre la « haute culture littéraire » de Shakespeare et la culture populaire à laquelle appartient traditionnellement le clown. Le texte et la mise en scène balancent entre sérieux (s’il en reste) et comique, avec une grande poésie.
Plic. Ploc. Plic. De grosses gouttes tombent une à une, dans le silence envoûtant de la Grange de Dorigny : nous sommes dans une grotte. Une douche de lumière fait apparaître peu à peu l’habitant de ces lieux sombres : Le Boudu (Bonaventure Gacon). Cheveux et barbe en bataille, yeux peints de blanc et noir, nez rouge et vêtements débraillés, il est accoudé à une table en bois massif, seul. Soudain, il reçoit la visite de son amie Arletti (Catherine Germain). Entre les deux personnages s’engage un dialogue verbal et corporel. Ils se caressent, se taquinent, entreprennent un jeu de mains et éclatent de rire. Un fou rire. « Je ne sais pas quoi faire d’autre que de rire tout le temps bêtement comme ça » avance Le Boudu, avouant ainsi que la condition des clowns n’est pas évidente : vivant reclus et exclus de la société, ils s’ennuient…Un troisième, Zig (Dominique Chevallier), fait son apparition dans l’antre du Boudu. Arletti est artiste, poète, malicieuse ; Le Boudu est rustre, râleur, violent et « mange des petites filles » afin qu’elles demeurent petites ; Zig est sensible, timide, maladroit. A eux trois, ils incarnent l’entière palette des personnalités existantes.
Après avoir bu un verre et dansé dans la grotte, ils décident de se rendre en ville : ils atterrissent par mégarde sur les planches d’un théâtre. « J’adore les théâtres » s’extasie Arletti, très à l’aise devant le public, nombreux, de la Grange. Zig et le Boudu semblent moins dans leur élément. Pétrifiés, ils ne connaissent pas ce milieu, auquel Arletti les initie bien vite: « Faudrait qu’on leur joue quelque chose », « là ils écoutent rien ». Mais que jouer quand on est clown ? Rapidement, elle tombe sur le texte de la célèbre tragédie en cinq actes du Roi Lear par le « grand » William Shakespeare et décide de la mettre en scène et de la jouer, avec l’aide de ses deux amis et des régisseurs…
L’auteur et metteur en scène François Cervantes, qui a créé la Compagnie l’Entreprise en 1985 à Marseille, note que « le clown, mi-ange mi-bête, s’enivre d’arriver sur terre, dans la chair de l’homme. La relation au monde et la relation à l’autre, tout est à écrire, à inventer ». Dans Les Clowns, la rencontre entre ces trois personnages est primordiale. Le statut des clowns est particulier : ils n’existent que sur la scène (et au cirque), sans avoir de référent dans le monde réel : le clown est déjà un personnage. Dans ce spectacle, on trouve une mise en abyme du rôle et du théâtre : le comédien est un clown, qui lui-même incarne le Roi ou une princesse. Les trois amis sont alors Arletti, Zig et Le Boudu mais également le Roi shakespearien et ses deux filles. Les limites entre la scène, la pièce de Shakespeare et celle de Cervantes sont brouillées, avec beaucoup d’humour et de poésie : « Tu n’es plus ma fille, tu es Zig, je t’ai reconnu ! » lance ainsi Arletti, le Roi-clown. L’exceptionnel jeu des trois comédiens est aussi à relever : gestuelle précise et pantomime, voix et intonations minutieusement travaillées, chutes, coups, caresses, mimiques… Tout est maîtrisé à la perfection, dans le moindre détail. Les musiques, les accessoires et les décors (comme le château bâti en quelques secondes à l’aide d’une trentaine de cartons) agissent en toute simplicité, mais avec une grande efficacité.
Un très bon moment de rire et de poésie, mélangeant la tradition dramatique et l’art du cirque, pour grands enfants, à partager jusqu’au 15 mars au Théâtre de la Grange de Dorigny.
15 mars 2015
Par Maëlle Andrey
15 mars 2015
Par Nicolas Joray
Le roi Rire

Trois clowns tentent de jouer à eux seuls une œuvre de Shakespeare, et la partie n’est pas gagnée d’avance. Mais ce qui est sûr, c’est que ces trois clowns jouent avec une œuvre de Shakespeare. Un jeu poétique et comique.
Rencontré dans une grotte, le Boudu devient le nouveau compagnon de route de Zig et Arletti. Attablé dans son antre, il réfléchit. Pourquoi est-il assis ? « Parce qu’il a une chaise ». Place au burlesque ! Zig est quelque peu effrayé par Le Boudu, rustre et impressionnant. Arletti, touchante, est à la fois fragile (comme l’atteste sa petite voix) et forte (à l’image de ses coups de gueule). La comédienne qui l’interprète (Catherine Germain) le fait avec brio : la démarche est disloquée mais précise ; les mimiques (clins d’œil et autres) sont fines mais marquantes. Quand les trois compères remarquent la présence du public, l’idée surgit de la bouche d’Arletti : ils vont tenter de monter Le Roi Lear, à trois seulement !
Et là où des personnages plus réalistes auraient tout à fait pu jouer cette mise en abyme, les clowns ont l’avantage, grâce à leur esthétique de l’exagération, d’exploiter à fond les modalités de cette appropriation du texte de Shakespeare. Celle-ci est tantôt délibérément maladroite, comme lorsque les deux personnages masculins (Zig et le Boudu) reviennent des coulisses vêtus de robes et de perruques et se livrent à des interprétations gauches de Cordelia et Goneril. Ou lorsque Le Boudu, sortant de son rôle de princesse pour un instant, demande à Arletti s’il doit vraiment s’exiler en France ainsi que cela est écrit dans le texte, et que celle-ci lui répond qu’atteindre les coulisses suffira. Appropriation qui mime le sérieux, comme lorsque le Roi entre dans des accès de fureur. Une scène particulière cristallise l’intérêt de la proposition de François Cervantes. :il s’agit du moment où le Roi Lear se demande si sa fille Goneril est vraiment son enfant, et si elle ne serait pas Zig. Afin de faire éclater la vérité au grand jour, le Roi annonce qu’il va frapper sa fille Goneril. Si elle reste de marbre, cela indiquera au souverain que son enfant est vraiment son enfant, car Goneril est solide. Si elle pleure, cela lui révélera que Goneril est en fait Zig, car le clown pleure quand on le frappe. Délicieux renversement : ce ne sont plus les personnages de l’œuvre de Shakespeare qui transparaissent à travers les clowns, mais les clowns qui transparaissent à travers les personnages de l’auteur anglais ! L’effet comique de ce renversement est indéniable. Et la liste d’éléments appartenant au registre clownesque est longue : utilisation d’objets trop grands (un énorme voile de mariée) ; appropriation de comportements d’animaux (le plaisir d’être gratté) ; langage grossier (les « je vais te bousiller » et autres tranchent avec les tirades plus nobles) ; registre émotif exacerbé (les scènes de colère) ; combats (à dos de cheval-bâton) et courses-poursuites (sur des patins à roulettes). Ces effets brillamment exécutés confèrent à ce spectacle son admirable saveur désopilante.
En ce début d’année, Hervé Loichemol avait mis en scène Le Roi Lear à la Comédie de Genève : le morceau de tôle secoué pour créer un effet d’orage est à peu près le seul point commun entre la version genevoise et cette réadaptation clownesque donnée à voir à La Grange de Dorigny. L’heure est à la proposition dépoussiérée, décomplexée et hilarante.
15 mars 2015
Par Nicolas Joray