Julia

Julia

D’après August Strindberg / Mise en scène par Christiane Jatahy / du 25 au 26 mars 2015/ Théâtre Populaire Romand (la Chaux-de-Fonds) / Critiques par Cecilia Galindo et Nicolas Joray .


25 mars 2015

L’espace d’un soir

Réécriture brésilienne de Mademoiselle Julie de Strindberg, Julia raconte le rapport tumultueux et charnel entre une jeune fille blanche des beaux quartiers de Rio et un domestique noir issu des favelasDans cette mise en scène actuelle, Christiane Jatahy et la Cie Vertice de teatro explorent différents espaces et superposent film et théâtre. Captivant et d’une intensité rare.

© David Pacheco

A l’arrivée du public dans la salle, de grands panneaux gris pastel occupent la scène. La régie a été installée sur le plateau, côté jardin, et autour d’elle gravitent un caméraman et les deux comédiens qui joueront Julia et Jelson. Ils attendent et observent les spectateurs. Une fois ceux-ci bien installés, les lumières se tamisent et le spectacle s’ouvre sur une projection vidéo : Julia enfant, dans sa petite robe blanche, se pavane devant la caméra de papa, qui l’interpelle. Julia enfant, dans son ensemble noir, boude devant la caméra de papa et demande à ce qu’on la laisse seule. Julia est en train de grandir, et c’est en jeune adulte qu’elle apparaît ensuite à la fois sur la scène et sur l’écran. Le début d’une longue nuit s’amorce.

Julia et Jelson vivent dans la même maison depuis longtemps, mais ils ne sont pas de la même famille et encore moins du même milieu. Née avec une cuillère en argent dans la bouche pour l’une, entravé par des origines précaires pour l’autre, ces deux personnes ne devraient pas se côtoyer. Et pourtant ils se rapprochent, inévitablement. Mais entre attirance et rejet, séduction et violence, le duo devient bientôt duel.

Avec Julia, Christiane Jatahy, metteure en scène brésilienne, transpose l’intrigue de Mademoiselle Julie dans le Brésil d’aujourd’hui et rend notamment sensible aux rapports de pouvoir entre l’homme et la femme, aux différences de classes et à la question raciale qui concernent le pays. Mais elle explore aussi le genre théâtral à travers la notion d’espace, comme elle l’avait déjà fait avec la plupart de ses créations (notamment Corte Seco en 2010 et E se elas fossem par Moscou ? en 2014). Grâce à l’insertion du film, tantôt enregistré, tantôt en direct, la dimension spatiale de la pièce prend une ampleur considérable : contrairement à ce que présente la version originale, se dévoilent ici le lieu de la fête nocturne, la danse entre Julia et le domestique et leurs ébats. Le caméraman, véritable personnage, filme en direct les séquences théâtrales, permettant une vision double sur l’action, et suivra même les protagonistes jusqu’à l’extérieur du théâtre.
De cette manière hybride d’exploiter l’espace et de jouer l’histoire naît également une confusion entre le jeu et la réalité qui permet au spectateur, entre des scènes d’une forte intensité, de prendre du recul sur ce qui se déroule devant lui. La présence et la mobilité de la caméra sur le plateau, les adresses au public répétées de la part de la touchante comédienne Julia Bernat (même prénom, ça ne s’invente pas !), ou encore les moments de pause dans le jeu participent au rappel de cette division de l’instant présent, parfois réel, parfois joué.

Sous des airs de télé-réalité, ce théâtre filmé séduit et implique le public jusqu’au bout. Les comédiens, Julia Bernat (Julia), Rodrigo dos Santos (Jelson) et Tatiana Tiburcio (Cristina, en vidéo), sont d’une justesse bluffante et atteignent les sentiments de chacun. Un spectacle qui touche, marque, et donne terriblement envie de suivre le parcours de ces artistes brésiliens. A voir absolument.

25 mars 2015


25 mars 2015

Des champs aux favelas

Julia s’en est allée. Les applaudissements jaillissent alors qu’apparaît le générique du spectacle, projeté sur deux panneaux mobiles. Comme dans un film, la musique des violons accompagne ce tomber de rideau cinématographique. Sur les planches du TPR, Julia a bel et bien vacillé entre théâtre et cinéma.

© David Pacheco

Scènes projetées (par exemple de l’eau bleue troublée petit à petit par du rouge sang), diffusion de scènes filmées en temps réel (comme l’image capturée et retransmise directement sur scène de Jelson, le domestique, que Julia a fait s’asseoir sur une chaise lors d’une dispute), générique final : le septième art est un acteur central de cette création de Christiane Jatahy. Pourquoi ? La scène d’ébats sexuels du milieu du spectacle entre le serviteur et Julia, la fille du comte, en cristallise la pertinence. Le texte original ne fait qu’évoquer sur le mode de l’implicite le rapport sexuel entre Mademoiselle Julie et le serviteur Jean. Événement « hors-texte », hors-champ pourrait-on dire. Christiane Jatahy a voulu expliciter et montrer ce rapport sexuel. Mais ce passage du « hors-champ » du lecteur au « champ » visible du spectateur est en quelque sorte lui-même mis en scène : les corps nus des acteurs sont bien présents mais cachés par une paroi ; ils sont amenés au spectateur grâce à l’utilisation de la caméra directe, leur image étant projetée sur un écran. La proposition dramaturgique de la metteure en scène brésilienne joue ainsi sans cesse de ce passage entre espaces et corps cinématographiques et théâtraux : lorsqu’au début du spectacle Julia disparaît en coulisses, voici qu’elle apparaît sur l’écran, dans une fête, au milieu de nombreuses personnes.

À ces deux espaces dans lesquels se joue la fiction (la fable de Strindberg) s’ajoutent des espaces hybrides, liminaux. Peu avant l’évocation du sang dans l’eau, le personnage de la comédienne qui joue Mlle Julie pour un film avertit franchement : « À la fin de la pièce, du texte original de la pièce, elle s’en va et elle se tue », et poursuit « Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que nous faisons ? Ce que vous allez voir maintenant c’est encore la fin de Strindberg. » Alors que les acteurs livrent un spectacle en portugais, surtitré en français, voici que la comédienne s’exprime dans la langue de Molière. À un autre moment, le cameraman filme l’écran du portable avec lequel l’actrice se prend en photo. L’image est projetée sur un écran : elle publie en direct son selfie sur Facebook avec la mention « Première – TPR – Chaux-de-Fonds ». Ou alors Julia, suivi de Jelson, sort de la salle et s’en va profiter de la neige neuchâteloise. À nouveau, le spectateur en est informé grâce aux vidéos filmées et retransmises en direct. Parfois, espaces de passage entre le cinéma et le théâtre (le cameraman lance un « action ! » ou demande que les comédiens rejouent une scène pour un gros plan). Parfois, espaces de passage entre la fable et la salle. Toujours, espaces hybrides dans lesquels ce ne sont plus forcément les personnages que l’on voit, le portugais que l’on entend ou le Brésil que l’on se représente. Ce sont les comédiens, le français ou la Chaux-de-Fonds. Et ce n’est plus exactement la fiction.

En cela éventuellement le théâtre de Christiane Jatahy est politique : il floute la barrière entre ce que nous appelons fiction et réalité. Il dérange. Le thème de la ségrégation sociale, qui sous-tend le texte original, et ici doublé d’une mise en jeu de la ségrégation raciale, défi du Brésil contemporain. Travaillant la dichotomie fiction/réalité, la proposition artistique suggère également que la fable n’est peut-être pas uniquement fable.

25 mars 2015


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