Janine Rhapsodie
d’après Molière / texte et mise en scène Julien Mages / du 5 au 15 mars 2015 / Théâtre L’Arsenic / Critiques par Elisa Picci, Cecilia Galindo et Lucas Morëel.
8 mars 2015
Par Elisa Picci
En quête de la vérité

Janine Rhapsodie, spectacle écrit et mis en scène par Julien Mages, est inspiré du Misanthrope de Molière. Il présente toutefois non pas un, mais une misanthrope. Caractéristique originale qui met en évidence le fait que la quête de la vérité, d’une vérité, est tout à fait transposable d’un homme à une femme. Car c’est bien de cela dont il s’agit : la misanthrope, à l’image d’Alceste, dénonce l’hypocrisie de la société en prônant l’importance du vrai.
Pour le spectateur, l’effet de surprise est immédiat. Une jeune femme, visiblement dans un état second, commence à discuter avec le public alors que les lumières sont encore allumées. Elle intrigue le spectateur en annonçant que « tout est faux ». Plutôt amusant quand on sait que le thème de la pièce est celui de la vérité. Puis vient l’obscurité. La scénographie est très épurée. Sur la scène, un grand tableau blanc qui sert d’arrière-fond, une table avec quelques feuilles et une chaise. Les acteurs, lorsqu’ils sortent, s’assoient sur les côtés de la scène, devenant ainsi également des spectateurs.
Chaque personnage se découvre peu à peu dans un crescendo intéressant qui permet de tenir le spectateur en haleine. Janine est une essayiste plutôt brillante qui enseigne apparemment dans un gymnase. Elle fréquente un musicien guidé par ses pulsions sexuelles, qu’il semble avoir du mal à réfréner. Elle est confrontée à un homme d’affaire, auteur d’un essai que la jeune femme a tout bonnement démoli dans l’un de ses articles. D’abord mystérieux, le businessman s’adoucit pour laisser entrevoir un homme admiratif et amoureux de cette misanthrope vraie et authentique. Intervient aussi une jeune femme toxicomane et ancienne prostituée. Ils sont tous extrêmement différents, mais chacun a sa propre relation à la vérité. Janine n’est effectivement pas la seule à dire les choses telles qu’elles sont. L’homme d’affaire se cache derrière son pouvoir pour oser affirmer des choses qu’il pense indiscutables. Il représente un pouvoir oppressant duquel il est parfois difficile de s’affranchir. Le compagnon de la misanthrope utilise quant à lui un langage extrêmement direct, souvent grossier, mais toujours sincère. Il n’hésite d’ailleurs pas une seconde à critiquer Janine en des termes violents : « Tu as la gueule de Goliath ». La toxicomane, elle, représente une réalité bien triste de notre société, celle des gens marginalisés mais cependant très conscients du monde dans lequel ils vivent et de cette société qui les rejette.
Molière s’est arrêté au projet de fuite d’Alceste. Julien Mages a voulu représenter la retraite de sa misanthrope : le grand panneau blanc s’écroule ; une fois la surprise passée, on aperçoit Janine, perchée en haut d’un toboggan, partant dans un délire incompréhensible. Le tonnerre gronde ; nous sursautons. La misanthrope semble avoir perdu la raison : fin plutôt lugubre, mettant les personnages et les spectateurs face à la folie, la mort, le désespoir.
Pourquoi Janine Rhapsodie ? Mystère que l’on vous invite à résoudre en vous rendant au théâtre de l’Arsenic jusqu’au 15 mars, pour ce spectacle à la fois bizarre, dérangeant, amusant, curieux… et qui quoi qu’il en soit ne laissera pas indifférent.
8 mars 2015
Par Elisa Picci
8 mars 2015
Par Cecilia Galindo
La vérité à tout prix

Après Ballade en orage créée au Théâtre de Vidy en 2013, Julien Mages présente Janine Rhapsodie à l’Arsenic, l’histoire d’une misanthrope qui ne supporte plus les faux-semblants et les manières de ses congénères. Un texte riche pour un spectacle comico-tragique, surprenant et parfois insaisissable.
« Janine, vous avez pas vu Janine ? », demande une jeune femme au public, alors que la salle n’est pas tout à fait sombre, pas tout à fait silencieuse. Voilà une ouverture qui surprend, qui déstabilise : la comédienne, campant un personnage toxicomane d’un réalisme troublant, s’adresse aux spectateurs d’une manière si abrupte qu’on a peine à réaliser durant quelques secondes que le spectacle a commencé. Elle parle de Janine, de la drogue, des douleurs, puis de ce qui va défiler sous nos yeux. Tout ceci n’est pas vrai, ce n’est qu’une fable, avoue-t-elle. Derrière elle, sur le plateau, les trois autres comédiens sont assis et attendent leur moment. La confusion entre le réel et la fiction ponctuera le spectacle jusqu’au bout.
Dans cette dernière création de l’auteur et metteur en scène vaudois, le thème de la collision entre le vrai et le faux est central: sujet universel principalement inspiré par Le Misanthrope de Molière qui se fait sentir non seulement au niveau du texte et de l’histoire, Janine poursuivant sa quête de Vérité jusqu’à se retirer du monde, mais aussi à travers la mise en scène. La blancheur et la sobriété de l’espace, dans lequel ont été disposés table, chaises et écran blanc, semblent incarner l’authenticité que la protagoniste souhaite désespérément trouver. Mais la question frappe aussi le public de manière plus directe : au cours du spectacle, les chaises sont déplacées par les quatre comédiens (Carine Barbey, Tiffany-Jane Madden, Ahmed Belbachir et Juan Bilbeny) en fonction de leur présence dans l’action. Lorsqu’ils ne sont pas dans le jeu, ils sont assis sur les côtés, et lorsqu’ils reprennent leur rôle, ils quittent cet espace neutre faisant office de coulisses. Les spectateurs sont alors constamment ramenés à une vérité, une réalité de l’instant : ce que vous voyez est une fiction, nous dit-on. Et on en rit. Même effet lorsque les personnages (ou les comédiens ?) s’adressent à la régie, ou encore à un spectateur quittant discrètement la salle.
Mais si Le Misanthrope constitue le point de départ du projet, Julien Mages ne présente pas ici une réécriture. Proposant une sorte de variation libre à partir du texte original, qu’il avoue beaucoup apprécier, l’auteur-metteur en scène a d’abord étudié la pièce en profondeur pour ensuite s’en détacher le plus possible et en faire une création originale et personnelle. Ce parcours d’une époque à l’autre se manifeste dans le style et le langage: au début du spectacle, lorsque Janine se confronte verbalement à un homme de pouvoir qu’elle déteste, on croirait entendre des vers classiques, mais le langage glisse progressivement vers la modernité, jusqu’à parfois atteindre le vulgaire, l’incompréhensible ou le non-sens.
La dernière partie permet d’ailleurs d’accéder à ce que Molière n’a pas voulu raconter: que se passe-t-il lorsqu’on se retire du monde soi-disant abject qui nous entoure? La solitude, puis la folie ? l’un des thèmes favoris de l’auteur vaudois. Sur scène, la chute de l’écran blanc fait apparaître un toboggan sur lequel trône Janine, couchée sur la structure, la tête en bas. Du haut de sa montagne, elle fabrique des phrases dont on ne comprend pas le sens, elle rit d’elle-même et des autres, elle gesticule et semble avoir perdu toute maîtrise. Le public aussi perd le fil, mais ne peut se détacher de cette crise dont il est témoin. Retour à l’enfance et basculement dans la folie: en s’excluant des autres, la misanthrope n’a découvert, dans ces lieux sombres et cerclés de fumée, que le purgatoire. Une image de fin aussi belle que déroutante.
Janine Rhapsodie ne semble conserver du Misanthrope que le thème, ce qui pourrait bousculer les attentes de certains. Mais le spectacle offre un regard intéressant et percutant sur la question de l’authenticité et du mettre en scène, que ce soit dans le quotidien ou sur la scène.
8 mars 2015
Par Cecilia Galindo
8 mars 2015
Par Lucas Morëel
La post-modernité n’a pas eu lieu

La mythologie est universelle et intemporelle, dit-on. Et Molière a sans doute participé à l’élaboration d’une mythologie française. Mais si Julien Mages nous propose une adaptation du Misanthrope dans Janine Rhapsodie, elle n’est peut-être pas, contrairement à ce qu’il prétend, une actualisation.
Julien Mages, ancien élève de la Manufacture (HETSR) et dramaturge expérimenté – il est déjà l’auteur d’une dizaine de pièces – affirme n’avoir gardé de Molière que la quête de Vérité. Ainsi, le destin tragique qui se joue actuellement à l’Arsenic entre Janine, son mari, sa dealer et un promoteur philosophico-immobilier, ne garderait de l’intrigue classique que l’opposition essentielle qui la sous-tend, celle du vrai et du faux. Le public est d’ailleurs immédiatement averti : « tout ceci est faux ». C’est ce qu’annonce une jeune femme, « vous, nous, cette scène… une fable ». Elle n’a pas menti : on n’y croit pas un instant.
Nous sommes en 2015. L’auteur souhaite nous présenter une actualisation. Tout ceci est très clair pour le spectateur informé. Pourtant, le spectacle ne cesse de nous le répéter et en multipliant abusivement les références à notre époque : le mari fume une cigarette électronique, le promoteur passe son temps sur son smartphone, la misanthrope se dope à l’héro que lui fourgue une dealer bien dans le vent, in, branchée. Plusieurs scènes en deviennent pénibles tant elles cherchent à s’attacher un public de cour de récré ; celle durant laquelle Janine apprend le juron « chier dans la bouche » par exemple… Et puis il y a le mari, qui énumère dans une tirade surjouée la liste des technologies actuelles : facebook, twitter, instagram, youporn, pornhub, les e-books, Nicki Minaj, les tournantes en primaire, etc…
La scénographie ne transpire pas moins la volonté de faire contemporain dans son épuration minimaliste : six chaises, une table, un fond blanc. L’écriture ne cesse de briser le quatrième mur en prenant à parti son public : c’est drôle ce que je dis, non ? Ça pourrait l’être si ça n’était pas si grossièrement méta.
Janine ? C’est une intellectuelle attachée à la vérité et bien malheureuse d’être confrontée à la bêtise du monde. Le promoteur ? Il est cynique, bien entendu. Il veut mener à bien son projet quoi qu’il en coûte. Même s’il doit « détruire ce qu’il aime » pour cela. On croirait un méchant de James Bond. Le mari ? Un bobo aspirant artiste frustré sexuellement par une femme trop attachée aux vertus de l’esprit pour penser à la célébration de la chair. La dealer ? Une jeune femme en prise avec les réalités sociales et les miasmes de la vie. Contemporanéité vous avez dit ? On repassera. Des personnages caricaturaux, brandissant des thèmes et des questions datant du XVIIe siècle : la Femme, la Vérité, la Justice, la Folie… M. Mages n’aurait-il pas oublié de mettre à jour son registre philosophique ? Quoi qu’il en soit, le philosophe restera sur sa faim.
Mais tout ce burlesque, ce grossier, ce vulgaire, il me semble, découle de l’intention comique. J. Mages veut avant tout faire rire. Et les gens rient. Rient de ces canards dont on nous dit que Janine les aime, rient des explosions atrabilaires du mari frustré, rient des échangent de mots d’esprit entre Janine et le promoteur ; mais ils rient encore quand la misanthrope se drogue, ils rient quand elle perd son travail, ils rient quand elle quitte le monde, ils rient quand elle perd l’esprit… Les gens rient de Janine. Et on en oublie que tout ça n’est pas drôle. Qu’Alceste, depuis Rousseau, n’est plus un pantin ridicule. Que la dictature des apparences n’est plus « drôle » mais inquiétante.
À moins que… C’est pourtant vrai que les nouvelles technologies sont omniprésentes… C’est pourtant vrai qu’on nous rabâche sans cesse notre Modernité, que la gloriole du progrès n’a d’égale que les déboires des militants féministes, antiracistes, écologistes, etc… C’est pourtant vrai, enfin, que notre siècle ressemble plus à celui de Molière qu’à celui de Rousseau et que notre public rira donc plus volontiers avec Philinte qu’avec Alceste… La post-modernité, contrairement à ce qu’on veut bien nous faire croire, n’a pas eu lieu. Et si cette adaptation est si ostentatoirement contemporaine, elle n’en est pas moins profondément moderne, en vérité. Bienvenue dans le Grand Siècle, faites comme chez vous, c’est Julien Mages, par une satire virtuose, qui vous invite…
8 mars 2015
Par Lucas Morëel