Affabulation

Affabulation

de Pier Paolo Pasolini / mise en scène Stanislas Nordey / du 3 au 13 mars 2015 / Théâtre de Vidy / Critiques par Deborah Strebel et Jonathan Hofer. 


8 mars 2015

Rejeter le rejeton

© Nuithonie

Stanislas Nordey présente à Vidy sa cinquième mise en scène d’une pièce pasolinienne. Mythe d’Œdipe inversé, Affabulation traite d’un père, qui, à la suite d’un rêve, part en guerre contre son fils.

Immergé dans un noir complet, le public voit naître une douce lumière tamisée. Une ombre surgit, celle de Sophocle. Le dramaturge vient en personne avertir les spectateurs qu’il est destiné à « inaugurer un langage trop difficile et trop facile ». Il s’agit du verbe incandescent de Pasolini. Poète, écrivain, critique, peintre, cinéaste, Pier Paolo Pasolini a marqué la fin du XXe siècle avec ses œuvres radicales et engagées. Ses pièces de théâtre, peut-être moins connues que ses films car peu jouées, sont portées par un discours antimoderne et antibourgeois. Dans un manifeste paru en 1968, l’artiste protéiforme plaidait pour un « théâtre de la parole » qui s’inscrivait alors dans la continuité du théâtre grec, en évitant de représenter l’action sur scène et en sublimant la valeur rhétorique. Ce n’est donc pas un hasard si le spectacle s’ouvre avec l’un des trois grands tragiques.
La silhouette cède sa place à un homme couché sur un matelas par terre. Parlant en plein sommeil, il s’agite puis est réveillé par son épouse. Bouleversé, ce bourgeois de la Brianza, ayant fait fortune dans l’industrie, a du mal à reprendre ses esprits et imagine même avoir été victime d’un infarctus. Ce songe modifie complètement sa vision de la vie et surtout ses rapports avec son fils. Dès lors commence un intense affrontement qui se conclura par un infanticide.

Cette lutte a principalement lieu dans la villa de campagne dont le sublime décor évoque l’univers bourgeois, non pas par un cumul de mobilier luxueux mais par la présence de tableaux d’illustres maîtres de la Renaissance italienne. En effet, le grand espace, délimité par d’imposantes parois mobiles, est pratiquement vide, il ne contient qu’un seul cadre monumental. Au fil des scènes, cinq œuvres incontournables prennent successivement place au sein de cet encadrement, à commencer par « Le Sacrifice d’Isaac » du Caravage annonçant subtilement le dénouement tragique de la pièce. Le sol, recouvert de mauresques, rappelle le terrazzo employé pour les revêtements des demeures patriciennes. Cette scénographie époustouflante, aux multiples changements de décors, tous subtilement aménagés et toujours en lien avec les actions qui y prennent place, culmine lorsque le père se rend chez une nécromancienne afin de lui demander où se trouve son fils. La voyante munie d’une somptueuse robe dorée reçoit une pluie de feuilles d’or tandis que sur le sol, d’amples cercles lumineux sont projetés, sans doute pour évoquer son outil de travail, la boule de cristal.

Le visuel, si travaillé, risque hélas de prendre le dessus sur la parole. Pourtant, Stanislas Nordey parvient brillamment à s’emparer de ce texte versifié. Il le scande avec grand respect et vive application et l’incarne avec force, debout face au public ou parfois agenouillé avec le dos bien droit. Interprétant le père, il est très souvent sur scène, accompagné, lors de ses monologues par de bienvenus et modérés riffs de guitare électrique. Il faut dire, que l’acteur et metteur en scène est un spécialiste de Pasolini. Plus de dix ans séparent les deux derniers spectacles pasoliniens montés par le nouveau directeur du Théâtre National de Strasbourg car comme il l’explique volontiers, il n’avait pas encore atteint l’âge propice pour interpréter cette figure paternelle à la dérive, figure centrale dans ce spectacle rigoureux qui conjugue, tous les soirs jusqu’au 13 mars, esthétique visuelle et belle langue.

8 mars 2015


8 mars 2015

Un écrin pour la langue

© Nuithonie

La mise à mort du père par le fils, cela relève du mythe. Affabulation inverse la tragédie sophocléenne, révélant l’infanticide par un père fou. Une descente aux enfers, soutenue par un texte incroyable.

La lecture de Pasolini n’inverse pas entièrement le mythe oedipien, mais montre une double dynamique, une double envie de castration. D’un côté le fils envers le père par désir pour la mère, d’un autre le père envers le fils pour sa puissance. Cette tragédie – au sens littéraire comme au sens commun du terme – prend place au sein de la grande bourgeoisie du nord de l’Italie. Bourgeoisie qui, dans la scène d’ouverture, voit sa stature remise en question par un songe, envahissant le jardin familial comme une brise avant la tempête.
Stanislas Nordey, fraîchement élu directeur du théâtre national de Strasbourg (TNS), connaît bien Pasolini. Affabulation est la sixième pièce de l’auteur italien que Nordey aborde – cette fois comme metteur en scène et comme acteur. Nordey aime le théâtre, le cinéma, la prose et la poésie de l’Italien. Pendant la création, toute l’équipe artistique s’est plongée dans ce monde de mots, d’images, les deux composants conducteurs du projet artistique.

Le metteur en scène ne donne qu’une consigne fixe à ses acteurs : respecter le vers libre. Tout le spectacle s’arrange autour du texte. Le décor – d’énormes murs, mobiles, qui changent de position entre et pendant les scènes, ainsi qu’un immense cadre où défilent successivement cinq œuvres de la Renaissance – se masse autour des acteurs, les accessoires sont inexistants. Les mots résonnent dans la salle, ils frappent, chamboulent. Quitte à casser le rythme narratif, celui du dialogue – des pauses interviennent entre le verbe et son complément par exemple – et, de fait, rendre les personnages parfois très peu naturels. Un prix que Stanislas Nordey paie volontiers pour que les mots œuvrent sur le spectateur.

Quand la langue de l’auteur est ardue, la mise en scène est une châsse où le joyau du texte se sertit. Nombre de scènes se présentent comme des tableaux où la symétrie entre les acteurs, d’incroyables et omniprésents jeux de lumière ainsi qu’une dynamique très lente polissent le lyrisme textuel.

Stanislas Nordey a pris la décision, dans sa mise en scène et dans son jeu, de ne faire aucune concession. Il se livre entièrement au texte. Le metteur en scène ne suit cependant pas Pasolini jusqu’au bout : l’auteur italien prônait un abandon de la mise en scène, une absence de décors, de jeu d’acteurs. Dans le compromis, certains aspects d’un spectacle théâtral « classique » – comme le réalisme des personnages, le rythme – sont refusés. Que les amoureux de la langue et les curieux n’hésitent cependant pas à se déplacer !

8 mars 2015


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