Un aller simple

par Jonas Guyot

La Trilogie de Belgrade / de Biljana Srbljanovic / mise en scène Véronique Ros de la Grange / du 20 janvier au 8 février 2015 / Théâtre du Grütli / plus d’infos

© Isabelle Meister
© Isabelle Meister

A l’âge de 26 ans, Biljana Srbljanovic écrit sa première pièce dramatique, La Trilogie de Belgrade. Ce texte qui la révéla en 1996 sur la scène européenne est mis en scène au Théâtre du Grütli par Véronique Ros de la Grange. Musique et pas de danse rythment ce triptyque tragi-comique sur la perte de repère engendrée par l’exil.

Accueilli par la chanson de Maxime Le Forestier Né quelque part, le public, qui s’installe peu à peu dans la salle, est tout de suite mis dans l’ambiance. C’est notamment en chanson que Véronique Ros de la Grange a choisi de mettre en scène La Trilogie de Belgrade. L’histoire de trois groupes d’immigrés serbes éparpillés sur le globe terrestre se décline en trois tableaux qui nous emmènent à Prague, Sydney et Los Angeles, le soir du réveillon. Chacun raconte sa vie ici et là-bas. Les frères Kica et Mica ont fui l’enrôlement dans l’armée serbe pour trouver refuge à Prague. Sanja, Milos, Kaca et Dule sont partis en Australie pour y trouver du travail et un avenir meilleur. Mais les réalités sont tout autres, les deux couples s’entre-déchirent et regrettent la patrie abandonnée. Mara et Jovan, deux jeunes artistes, ont quant à eux quitté la Serbie en raison du manque d’opportunités, mais ils ne rencontreront pas davantage la chance aux États-Unis. L’arrivée de Daca, un jeune serbe de 18 ans né en Amérique, viendra tragiquement mettre fin à la pièce.

Pour interpréter ces différents personnages, Véronique Ros de la Grange a choisi trois comédiens et trois comédiennes. Curieusement, certains comédiens jouent des rôles de femmes. Adrian Filip interprète par exemple Aléna, une jeune prostituée qui a été conviée au domicile des frères Kica et Mica. Inversement, la comédienne Doris Ittig joue le rôle de Dule ainsi que celui de Daca. Postiches et fausses barbes donnent au jeu une teinte volontairement grotesque et accentuent le tragi-comique de la pièce. Le travestissement révèle également une relation identitaire problématique et perturbée par l’exil. L’inconnu dans lequel tous ces personnages sont plongés et la quête d’un paradis perdu les entraînent dans la recherche d’un rapport à l’être qui a disparu. En inversant les rôles, la metteure en scène traduit ainsi avec humour la confusion engendrée par l’exil.

L’abandon du pays d’origine est également une rupture temporelle. Dans chaque tableau, l’approche de la nouvelle année est vécue comme une angoisse. Chacun demande l’heure, mais personne n’est capable de répondre, comme si tout s’était arrêté. Les quatre horloges suspendues en arrière-fond de la scène et qui symbolisent les fuseaux horaires de Prague, Sydney, Los Angeles et Belgrade ont perdu leurs aiguilles. Partir, c’est quitter un espace, mais également choisir un autre mode de vie avec de nouvelles habitudes et donc abandonner la temporalité du pays d’origine. Ce dernier est d’ailleurs représenté sur scène par un personnage muet qui ne cesse de quitter la scène durant toute la pièce. Il s’agit de la jeune Ana, demeurée à Belgrade et dont tout le monde parle, mais dont personne ne sait vraiment ce qu’elle est devenue. A l’image de la Serbie, omniprésente dans le discours des différents protagonistes, Ana est à leurs côtés sur scène, mais elle reste insaisissable et comme reléguée dans l’imaginaire.

En mêlant musique, danse et théâtre Véronique Ros de la Grange parvient à rendre l’émotion de ce magnifique texte de jeunesse de Biljana Srbljanovic, tout en maintenant la dimension comique de ce drame.