Le Roi Lear
de William Shakespeare / mise en scène Hervé Loichemol / du 20 janvier au 7 février 2015 / Comédie de Genève / Critiques par Nicolas Joray et Deborah Strebel.
22 janvier 2015
Par Nicolas Joray
La querelle des anciens et des modernes

Pour sa première mise en scène d’un texte de Shakespeare, Hervé Loichemol, directeur de la comédie de Genève, nous donne à voir entre les murs de son théâtre un conflit entre le désuet et le nouveau, qui s’articule jusque dans la scénographie du spectacle.
L’ancienne génération contre la nouvelle. Le Roi Lear vieillissant contre deux de ses filles, jeunes et ambitieuses. C’est cette tension qui est au cœur de la pièce de Shakespeare. La fable peut être résumée ainsi : le monarque, arrivé à un âge vénérable, se décide à partager son royaume entre ses trois filles ; mais sa cadette Cordélia, trop sincère à son goût, se voit refuser la part la plus importante de l’héritage qu’il lui destinait ; ses deux autres filles s’emparent de ce trésor ; cependant, alors que ses enfants cèdent aux sirènes du pouvoir et renient tant leurs rôles de filles que les engagements plus formels qui les obligent à s’occuper de leur père, le roi prend conscience de son erreur. Il supplie : « Je vous ai tout donné. » ; on lui répond sèchement : « Et il était temps !» la tragédie est en marche.
Là où certaines mises en scène de textes classiques font le pari d’une transposition moderne et où d’autres visent la reconstitution historique, celle-ci semble assumer un double registre. De longs manteaux avec dorures y côtoient un pantalon en cuir. Les épées font face aux pistolets. Un instrument de torture médiéval contraste avec des boîtes de raviolis. Des images de tableaux classiques et d’intérieurs de demeures anciennes sont projetées sur une paroi en bois sobre, fixée sur un plateau incliné. « C’est tout notre monde contemporain que l’on entend sourdre, dans sa grandeur, ses crises, ses contradictions » annonce le projet artistique. D’un côté, on regrette une forme de timidité dans l’actualisation de la pièce : les signes qui permettraient aux spectateurs de faire sens de ce texte dans notre monde contemporain sont finalement peu nombreux. À nous de faire notre chemin. De l’autre, on salue la coprésence assumée du registre du nouveau et de celui de l’ancien, qui fait écho au thème profond de l’intrigue, et laisse une liberté d’interprétation aux spectateurs, en ne forçant pas le propos du texte dans la direction d’un contexte social qui serait trop décalé.
Au niveau rythmique, le spectacle va crescendo. Il commence de manière assez sobre et calme : les personnages viennent sur scène et parlent, sans aucune grandiloquence. À mesure que le roi (et d’autres) sombre dans la folie, les comédiens font tourner le plateau sur lui-même, la bande sonore se fait plus présente (avec notamment un orage réalisé en partie à l’aide d’une tôle secouée et amplifiée), les coups de feu fusent, les costumes deviennent plus extravagants (l’un des comédiens, par exemple, se fait une culotte d’un sac poubelle). Le rythme s’emballe. Judicieusement, car la longue durée du spectacle implique un défi : tenir les spectateurs en haleine pendant trois heures et demie environ, entracte compris. Si quelques comédiens réputés figurent sur scène (notamment Patrick Le Mauff dans le rôle du Roi Lear), d’autres moins connus proposent des interprétations énergiques et saisissantes. C’est le cas de Jean Aloïs Belbachir dans le rôle d’Edmond, qui réussit avec brio à créer un sentiment d’écoute (voire de dégoût envers son personnage odieux) lors de ses apartés, notamment, et contribue de la sorte à rythmer le spectacle.
Ceux qui sont avides d’actualisations et d’expérimentations « contemporaines » seront peut-être un peu déçus par ce Roi Lear. Pour les autres, intéressés par une mise en scène bien ficelée et fidèle au texte de Shakespeare, la dernière création d’Hervé Loichemol est à découvrir jusqu’au 7 février à la Comédie de Genève.
22 janvier 2015
Par Nicolas Joray
22 janvier 2015
Par Deborah Strebel
L’éclipse d’un roi

Pour la première fois, Hervé Loichemol monte une pièce de William Shakespeare. Sur un plateau tournant, un roi Lear perdu mais pas gâteux assiste impuissant à son propre déclin, au cœur de saignants conflits générationnels.
L’une des plus grandes tragédies shakespeariennes, Le Roi Lear, continue d’être présente sur les scènes romandes. Après Marielle Pinsard et son adaptation très libre en automne dernier à l’Arsenic, et avant Julien Mages dont la Ballade en orage, qui sera joueé au Théâtre du Loup du 28 au 31 janvier prochain, s’inspire de la même pièce, c’est au tour d’Hervé Loichemol de s’attaquer à ce monument du théâtre anglais. Si la metteure en scène française avait axé son spectacle sur les filles du monarque et présenté un souverain complètement fou dès le départ, le directeur de la Comédie a préféré rester proche de la trame originale et montrer la chute d’un roi.
King Lear lègue son royaume à ses trois descendantes en échange d’une déclaration d’amour. Si les deux aînées, Goneril et Régane, parviennent à amadouer et attendrir leur père, Cordelia, la cadette, refuse de tomber dans la mièvre flatterie et reste sincère en ne laissant échapper de sa bouche que ces simples mots : « J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins ». Le roi, déçu, se sent blessé et la jette dans les bras du duc de Bourgogne afin de se débarrasser d’elle. Décision regrettable, car les deux perfides héritières restantes vont lui causer bien des torts, jusqu’à le pousser dans l’indigence.
Droit dans son long manteau en velours noir, le monarque paraît digne et sérieux lors de l’abdication. Puis au fil des cinq actes, son dos se voûte, ses cheveux se désordonnent, ses habits se salissent et se déchirent. Son regard devient flou tandis que son esprit se noie. En chemin il perd son autorité. Sa crédibilité s’étiole et il finit par être chassé tel un paria. Non pas fauve blessé ni ermite rancunier, comme il a parfois été envisagé dans d’autres mises en scène, le roi apparaît ici comme une impuissante victime d’un bouleversement qui le dépasse. Car au fond, il s’agit bien de cela : un changement d’époque, autrement dit, un passage du Moyen-âge à une nouvelle ère. La pièce a été écrite juste après la mort de la reine Elisabeth Ière (1603), lors de la fin d’un règne et d’une capitale passation de pouvoir. Cette transition de la tradition à la modernité est subtilement soulignée par le choix des costumes. Les aînés portent d’amples vestes aux allures de houppelandes tandis que les jeunes adoptent des jeans slim, voire des bottines « Dr Marteens » pour les plus rebelles (Cordélia et le fou). Le vacillement de cette trouble période est également accentué par la scénographie. Réalisée par Seth Tillett, fidèle collaborateur d’Hervé Loichemol, elle est caractérisée par un plateau tournant légèrement incliné, sur lequel une paroi en bois se dresse. Différents décors y sont projetés. Ce sol mobile virevolte lors de la célèbre scène de tempête ou encore lors des combats pour ensuite se fixer lors d’instants plus graves.
Après avoir failli monter Le Roi Lear dans les années 1980 et avoir été freiné par des raisons budgétaires, Hervé Loichemol offre enfin sa mise en scène. Spécialisé dans les pièces du XVIIIe et du XXe siècles ou contemporaines, il élargit désormais son registre pour proposer une belle lecture shakespearienne en présentant sur un plateau non pas un vieillard sénile ou incestueux mais le déclin d’un roi puissant dont le destin échappe au sein d’un contexte instable, en pleine transformation. Spectacle riche et intense, élégamment porté par la ferveur des jeunes comédiens et le savoir-faire des plus confirmés, à découvrir sans attendre en ce début d’année à la Comédie.
22 janvier 2015
Par Deborah Strebel