Par Deborah Strebel
Le Roi Lear / de William Shakespeare / mise en scène Hervé Loichemol / du 20 janvier au 7 février 2015 / Comédie de Genève / plus d’infos
Pour la première fois, Hervé Loichemol monte une pièce de William Shakespeare. Sur un plateau tournant, un roi Lear perdu mais pas gâteux assiste impuissant à son propre déclin, au cœur de saignants conflits générationnels.
L’une des plus grandes tragédies shakespeariennes, Le Roi Lear, continue d’être présente sur les scènes romandes. Après Marielle Pinsard et son adaptation très libre en automne dernier à l’Arsenic, et avant Julien Mages dont la Ballade en orage, qui sera joueé au Théâtre du Loup du 28 au 31 janvier prochain, s’inspire de la même pièce, c’est au tour d’Hervé Loichemol de s’attaquer à ce monument du théâtre anglais. Si la metteure en scène française avait axé son spectacle sur les filles du monarque et présenté un souverain complètement fou dès le départ, le directeur de la Comédie a préféré rester proche de la trame originale et montrer la chute d’un roi.
King Lear lègue son royaume à ses trois descendantes en échange d’une déclaration d’amour. Si les deux aînées, Goneril et Régane, parviennent à amadouer et attendrir leur père, Cordelia, la cadette, refuse de tomber dans la mièvre flatterie et reste sincère en ne laissant échapper de sa bouche que ces simples mots : « J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins ». Le roi, déçu, se sent blessé et la jette dans les bras du duc de Bourgogne afin de se débarrasser d’elle. Décision regrettable, car les deux perfides héritières restantes vont lui causer bien des torts, jusqu’à le pousser dans l’indigence.
Droit dans son long manteau en velours noir, le monarque paraît digne et sérieux lors de l’abdication. Puis au fil des cinq actes, son dos se voûte, ses cheveux se désordonnent, ses habits se salissent et se déchirent. Son regard devient flou tandis que son esprit se noie. En chemin il perd son autorité. Sa crédibilité s’étiole et il finit par être chassé tel un paria. Non pas fauve blessé ni ermite rancunier, comme il a parfois été envisagé dans d’autres mises en scène, le roi apparaît ici comme une impuissante victime d’un bouleversement qui le dépasse. Car au fond, il s’agit bien de cela : un changement d’époque, autrement dit, un passage du Moyen-âge à une nouvelle ère. La pièce a été écrite juste après la mort de la reine Elisabeth Ière (1603), lors de la fin d’un règne et d’une capitale passation de pouvoir. Cette transition de la tradition à la modernité est subtilement soulignée par le choix des costumes. Les aînés portent d’amples vestes aux allures de houppelandes tandis que les jeunes adoptent des jeans slim, voire des bottines « Dr Marteens » pour les plus rebelles (Cordélia et le fou). Le vacillement de cette trouble période est également accentué par la scénographie. Réalisée par Seth Tillett, fidèle collaborateur d’Hervé Loichemol, elle est caractérisée par un plateau tournant légèrement incliné, sur lequel une paroi en bois se dresse. Différents décors y sont projetés. Ce sol mobile virevolte lors de la célèbre scène de tempête ou encore lors des combats pour ensuite se fixer lors d’instants plus graves.
Après avoir failli monter Le Roi Lear dans les années 1980 et avoir été freiné par des raisons budgétaires, Hervé Loichemol offre enfin sa mise en scène. Spécialisé dans les pièces du XVIIIe et du XXe siècles ou contemporaines, il élargit désormais son registre pour proposer une belle lecture shakespearienne en présentant sur un plateau non pas un vieillard sénile ou incestueux mais le déclin d’un roi puissant dont le destin échappe au sein d’un contexte instable, en pleine transformation. Spectacle riche et intense, élégamment porté par la ferveur des jeunes comédiens et le savoir-faire des plus confirmés, à découvrir sans attendre en ce début d’année à la Comédie.