My Dinner with André
tg STAN, de KOE / de et avec Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede / texte d’André Gregory et Wallace Shawn d’après le scénario de l’adaptation de Louis Malle (1981) / du 17 au 20 décembre 2014 / Théâtre St-Gervais / Critiques par Maryke Oosterhoff et Jehanne Denogent.
19 décembre 2014
Un dîner parfait

Durant 3h30, deux acteurs flamands reprennent en français et sans metteur en scène les rôles de deux metteurs en scène américains qui avaient joué pour un réalisateur français leur propre rôle dans une adaptation cinématographique d’une discussion sur la mort, le mysticisme et l’art, développée dans les années 70 lors d’un stage de théâtre expérimental. C’est « méta » et c’est la pièce la plus drôle de la saison.
Assis à la table d’un restaurant, le personnage d’André Gregory parle et celui de Wally Shawn mange. En ouverture, sur de petits écrans posés au sol de chaque côté de la scène, Wally erre dans Genève. En voix off, il nous présente André et raconte qu’il a été retrouvé en pleurs dans la rue car il ne pouvait se remettre de Sonate d’Automne de Bergman, dans lequel le protagoniste constate?: «?dans mon art, j’ai réussi à vivre, mais pas dans ma vie?».
André – le personnage créé, d’après lui même, par le metteur en scène André Grégory et joué ici par Peter Van den Eede – est largement reconnu pour son talent et semble avoir tout vécu?: transe collective lors d’un stage de théâtre expérimental, communication avec les arbres et simulation de son propre enterrement. Il est allé en Pologne ou dans un temple bouddhiste «?parce qu’il sentait qu’il devait y aller?». Il explique à Wally (le personnage de Wallace Shawn, interprété par Damiaan De Schrijver) qu’il croit en «?l’impulsion?» théâtrale et que si deux références au Petit Prince ont croisé sa route dans la même journée, ce n’est pas par hasard?: il doit aller monter la pièce au Sahara. Il ponctue ses longues démonstrations et anecdotes de condescendants «?tu ne t’imagines pas?», «?tu ne comprendrais pas?», «?tu ne peux pas connaître mais…?» et empêche son compagnon de manger en lui tenant le bras, afin d’être certain d’être écouté.
Le public ressent une empathie naturelle pour Wally (grande barbe et allure bonhomme), dont la carrière n’a pas connu le même succès que celle d’André. Beaucoup plus terre à terre, il tempère le discours mystique de son compagnon en usant de jeux de mots, de comique d’énumération ou d’imitations. Un simple de ses regards interloqués suffit à déclencher l’hilarité générale. Le principe du «?c’est drôle parce que c’est bête?» (alors qu’André parle de faunes, il demande?: «?des méga faunes???») se révèle être efficace auprès d’un public proche du fou rire collectif, et contraste avec les références intellectuelles (ou New Age) d’André. Wally refuse de croire que tout le monde doit monter au sommet de l’Everest pour voir une réalité «?tout aussi présente dans le bar tabac d’en face?». La science ayant évolué, «?on ne peut plus croire n’importe quoi?».
Si André Gregory et Wallace Shawn ont forcé leurs traits respectifs en écrivant ce texte, leurs personnages restent toujours crédibles et humains?: on rit avec Wally du pédantisme narcissique d’André mais on partage facilement avec ce dernier un rapport au monde très sensible et presque naïf dans sa quête de sens désespérée.
André parle sans cesse de «?se connecter?» avec les autres mais se révèle incapable d’écouter Wally. Le public en rit, certes, mais en étant toujours suspendu à ses lèvres. Peter Van den Eede est captivant et quittance ses propos en lançant au public des regards francs et troublants. Si le discours frôle la caricature, la sincérité du personnage suffit à ce qu’il n’y sombre jamais.
Les 3h30 du spectacle – rythmées par 5 plats préparés en live dans une cuisine en fond de scène – passent en un clin d’œil. L’efficacité tient également au charisme des deux comédiens, jouant cette discussion avec un naturel désarmant. Le texte a beau ne pas être dans leur langue maternelle, nous le croirions improvisé s’ils ne nous rappelaient pas, littéralement, que ce n’est pas le cas.
Contrairement au film de Louis Malle (1981), plus sage, cette adaptation joue de son médium. Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede brisent le quatrième mur?: ils nous expliquent la genèse de la création de la pièce, mettent à vue leur micro cravate, recherchent leur texte dans le script posé sur la table, offrent au public les (par ailleurs délicieux) chocolats du dessert et jouent de la perméabilité des frontières entre leur métier de comédien et le discours sur le théâtre. Lorsqu’ils se perdent (ou prétendent se perdre??) ils se remettent rapidement sur les rails en flamand ou demandent au public un nom oublié (André Gide). Parfois, avec une jubilation et une générosité contagieuses, ils jouent comme deux gamins avec leur nourriture.
Wally / Damiaan se plaint de devoir écouter André / Peter dire la même chose «?tous les soirs?». Il faut dire que cette collaboration entre la compagnie tg STAN (habituée du Théâtre St-Gervais, connue pour travailler sans metteur en scène et représentée ici par Damiaan De Schrijver) et de KOE (la compagnie de Peter Van den Eede) n’en est pas à son coup d’essai. Créé en flamand en 1998 puis repris en français dès 2005, My Dinner with André reçoit partout où il passe une presse dithyrambique. Cette critique ne fera pas exception à la règle.
19 décembre 2014
19 décembre 2014
Par Jehanne Denogent
Quatre plats + deux acteurs irrésistibles = un rire assuré

Aller au restaurant ? Ou au théâtre ? Un dilemme pour le public que Tg Stan résout en combinant les deux. Les deux acteurs truculents présentent un repas exceptionnellement banal, sérieusement hilarant. A voir absolument !
En entrée, trois téléviseurs montrant l’arrivée de Wallace au restaurant où il a rendez-vous avec son ami de longue date, André. Une référence cinématographique directe au film de Louis Malle dont la pièce My dinner with André est tirée. Wallace Shawn et André Gregory en furent aussi bien les acteurs, les protagonistes que les scénaristes. Une fois arrivés sur le plateau, les deux complices s’attablent pour trois heures et demi de spectacle aussi alléchantes que tordantes. Le succès du spectacle est maintenant incontestable. Joué depuis 1998 par la troupe belge Tg Stan, d’abord en flamand, il fut traduit en 2005 en français pour notre plus grande gourmandise. Pour l’anecdote, il fallût trois mois et demi à Peter Van den Eede (André) pour en apprendre le texte en français.
Le rôle d’André représente un bon plat de consistance, c’est le moins qu’on puisse dire. Damiaan De Schrijver n’est toutefois pas en reste. Elaborer un jeu dans l’écoute et l’immobilité demande une vaste palette d’expressions, une grande subtilité aussi bien qu’une présence pleine et soutenue. L’installation scénographique réduite (mis à part, en arrière-plan, la cuisine où est préparé le repas) fait des deux comédiens les piliers du rire aussi bien que de la pièce. Les Tg Stan ne travaillant pas avec un metteur en scène, c’est le jeu qui est central. La compagnie a monté bon nombre de spectacles depuis quinze ans en refusant de se soumettre au dogmatisme d’un metteur en scène : L’avantage du doute (2005 en français), Impromptu (2005 en français), …
Entre le plat et le dessert, quelque part vers le fromage, André (ou est-ce Peter le comédien ?) reprend le script de la pièce posé sur la table pour vérifier une phrase de son texte. Intervention inimaginable dans un théâtre conventionnel mais reproduite tout au long du spectacle. Avec un plaisir et des rires non dissimulés, ils s’évertuent à brouiller la frontière entre la fiction et la réalité, entre le comédien et le personnage, entre la scène et le public. Stan, pour Stop Thinking About Names, brise(nt) les codes du théâtre et invite(nt) les spectateurs à se rendre actifs. Les rires sont communicatifs et partagés !
Au temps du dessert, la discussion se fait profonde, guidée par les embruns du vin et deux ventres bien pleins. On arrive à dépasser l’écueil du cliché par l’autodérision et réinvestir les questions premières. Faut-il aller au sommet de l’Himalaya pour vivre une expérience exceptionnelle ? L’interrogation résonne justement pour nous qui sommes venus voir deux comédiens manger. Qu’est-ce qui est digne de constituer une histoire au théâtre ? Un amour tragique ? Un triple meurtre ? C’est une scène du quotidien dont ils reprennent les détails, les tics, les habitudes et qui creuse dans la riche matière des rapports sociaux. Difficile de ne pas s’y retrouver.
L’expérience qu’offre My Dinner with André est délicieuse. Un repas gargantuesque de gloussements !
19 décembre 2014
Par Jehanne Denogent