Par Cecilia Galindo
Une femme sans histoire / D’après le docu-fiction de Jean-Xavier de Lestrade La Fille du Silence / mise en scène Dorian Rossel / du 26 au 29 novembre 2014 / TPR / plus d’infos
Porter à la scène un fait divers qui a défrayé la chronique et dont le sujet en a choqué beaucoup: voici le projet du metteur en scène suisse Dorian Rossel, que le public curieux du TPR découvrait hier soir à la Chaux-de-Fonds. Avec Une femme sans histoire, dernière création de la compagnie STT (Super Trop Top), l’infanticide est raconté avec une sobriété qui permet de transcrire le parcours tragique d’une femme ordinaire, et non pas celui d’un monstre. Un regard touchant et différent sur l’affaire.
Un rideau translucide, vers l’avant-scène, floute une partie du plateau. Côté cour, une rangée de tables, tels de petits bureaux munis de lampes, apparaît clairement. Trois comédiens rejoignent cet espace non-voilé tandis que les deux autres prennent place sur une chaise derrière le rideau. Côté cour, un homme lit à voix haute un article de journal qui dénonce la monstruosité d’un acte infanticide, alors que côté jardin le couple s’explique : comme s’ils étaient interviewés par les journalistes, Caroline et son mari répètent dans leur micro des phrases qui les déculpabilisent : « Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Ce qui est sûr, c’est que ces enfants ne sont pas les nôtres ». Et pourtant. À l’issue de ce prologue, le comédien qui interprète le mari rejoint l’avant-scène et se dégage du voile qui le dissimulait en partie. Puis il raconte ce jour effroyable où, en rangeant son congélateur, il a découvert les corps sans vie de deux nourrissons.
Tout le monde connaît l’affaire Courjault, aussi désignée par les médias comme l’affaire « des bébés congelés ». Un jour de l’été 2006, un homme trouve dans son congélateur deux sacs en plastique contenant chacun un cadavre de nouveau-né. Il ne le sait pas encore, mais ces bébés sont les siens et sa femme est responsable de leur mort. Alors que même l’entourage de la coupable n’a rien vu venir, la justice cherche à comprendre ce qui a conduit cette femme sans histoire à commettre un tel acte. Au fil des interrogations, du silence surgit enfin une vérité. Une vérité difficile à entendre, à comprendre, qui dit la souffrance et le déni d’une femme qui ne voulait pas de son rôle de mère.
Après Soupçons (2010, Comédie de Genève), pièce librement adaptée du documentaire The Staircase réalisé par Jean-Xavier de Lestrade, Dorian Rossel renoue avec le fait divers en adaptant à la scène une seconde fois un film du réalisateur français. Une femme sans histoire s’est en effet construit à partir du docu-fiction La Fille du silence, parcours meurtrier d’une mère ordinaire (2009), qui retrace par l’interview et la reconstitution ? de Lestrade n’a pas été autorisé à filmer le procès ? les débats impliquant la justice, l’accusée et sa famille, qui ont mené à la compréhension des actes de Véronique Courjault. Dans la continuité du film, Rossel choisit de mettre en avant le caractère ordinaire de cette famille, dans laquelle survient un drame. Pour suggérer que cette histoire aurait pu être celle de n’importe qui, le nom des principaux intéressés est modifié (Véronique devient Caroline) et les comédiens jouent plusieurs rôles, s’insérant tantôt du côté des représentants de la justice, tantôt dans la sphère familiale de l’accusée. Ces va-et-vient d’un rôle à l’autre semblent souligner la nature commune des participants : ils sont tous des êtres humains. Peut-être est-ce, comme au théâtre, une question de distribution après tout : chacun aurait pu remplir un rôle différent dans cet événement.
Mais la mise en scène de Dorian Rossel, c’est aussi la sublimation de la libération de la parole. Dans une famille où l’on ne communique pas, et où Caroline n’a jamais eu de rôle d’importance, le silence a enfoui bien des secrets. Sur scène, des gestes lents et synchronisés, que chaque membre de la famille de l’accusée répète sur une musique mélancolique, semblent exprimer cette absence de communication. Pourtant les secrets et les non-dits s’envolent au fil des interventions des personnages (surtout celles de Caroline), comme un dévoilement progressif : les rideaux disparaissent petit à petit de la scène, et le tapis de velours qui habillait le plateau est arraché dans la douleur par le couple avant d’être finalement balayé par les pieds des tables, que les comédiens déplacent lentement d’un côté à l’autre de la scène.
Le spectacle ne réhabilite pas cette mère qui, sans aucun doute, est coupable d’avoir tué ses enfants. Cependant, à l’instar du documentaire, il rend à cette femme un véritable statut d’être humain en évoquant sa souffrance et ses failles. À voir au TPR jusqu’au 29 novembre 2014.