Par Deborah Strebel
Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil rêve cri de Lessing / De Heiner Müller / mise en scène de Jean Jourdheuil / du 11 au 30 novembre 2014 / Comédie / Théâtre du Loup / plus d’infos
Collage multicouche réalisé à l’aide de fragments tantôt historiques tantôt fantaisistes, Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil rêve cri propose une vision distancée de l’Allemagne du XVIIIe au XXe siècle. Foisonnant spectacle, cette bombe théâtrale éblouit par la densité de son contenu.
L’espace scénique, dans un dispositif bifrontal, forme une sorte de couloir ouvert sur les deux côtés. Des personnages de diverses époques le traversent au cours du spectacle. Rangés de part et d’autre de la scène dans des armoires au milieu des cintres, entre deux costumes, ils entrent et sortent selon les annonces de l’« auteur », assis à son bureau derrière sa machine à écrire. Lorsqu’une scène se termine, une nouvelle est annoncée et validée au moyen d’un rapide et sec coup de sonnette donné par cet Heiner Müller, incarné ici par Armen Godel, écrivain et grand monument du théâtre. Cette juxtaposition évoque le roman-collage expérimenté par Max Ernst au début du XXe siècle.
Réel va-et-vient dans le temps, avec des scènes se déroulant au XVIIIe, entrecoupées par des épisodes datant du XXe siècle et de petites insertions dans l’actualité, la pièce ne suit pas du tout un ordre chronologique. Afin de guider les spectateurs dans ces différents sauts temporels, des peintures sont projetées. Elles servent de repères « artistiques », de Rubens et son « Léda et le cygne » (1601-1602) jusqu’aux sérigraphies par Andy Warhol des boîtes de soupe Cambell et de Marylin Monroe qui symbolisent les années 1960, en passant par Goya avec « El tres Mayos 1808 » (1814). Plus que de simples indices pour comprendre à quel moment se situe la scène, ces chefs-d’oeuvre sont également montrés pour soutenir des thématiques particulières, comme celle de la persécution. La musique, elle aussi, accompagne cet assemblage hétéroclite. Aux solennels airs de clavecin viennent s’ajouter Welcome the machine des Pink Floyd ou encore le Girls de Beyoncé.
Jean Jourdheuil, le metteur en scène qui, après être allé à la rencontre de Heiner Müller en RDA en 1976, a traduit trois de ses pièces (Mauser, Horace et Vie de Gundling Frédéric de Prusse Sommeil rêve cri), nomme ces juxtapositions non chronologiques des « couches géologiques ». Chaque couche représente une période temporelle : l’une est ici relative au XVIIIe siècle, autrement dit au contexte prussien, une autre correspond aux deux guerres mondiales évoquant notamment le nazisme ; la dernière fait allusion à l’Allemagne des années 1960-1970. L‘époque prussienne, présentée comme un âge d’or, a souvent servi de passé fondateur dans l’imaginaire national germanique. Ici elle est incarnée par des beuveries et humiliations imposées par Frédéric-Guillaume Ier de Prusse à son fils ou à l’historien Jacob Paul von Gundling, ou encore par des moments d’enfance et extraits de la vie adulte de Frédéric II de Prusse. Au sein de cette première « couche » se dessine déjà la suivante : aux pas rythmés des soldats prussiens se superposent les marches cadencées des militaires nazis et aux sons des fusils à pompes succèdent ceux des bombardements.
Ce collage de différentes périodes historiques allemandes s’exprime dans un mélange de styles. Des marionnettes, des projections, des chants, des danses complètent ce foisonnant assemblage, qui produit un éclatement de la représentation.
Heiner Müller s’était attiré les foudres en 1961 avec La Déplacée ou la vie à la campagne, chronique interrogeant les contradictions entre les discours et la réalité. Le spectacle avait été interdit en Allemagne de l’Est aussitôt après la première représentation. Le dramaturge avait dès lors été considéré comme un « réactionnaire », surnommé aussi le « Beckett de l’Est », et s’était vu mis au ban de la société. C’est entre 1975 et 1976, lors d’un voyage aux Etats-Unis qu’il rédige la Vie de Gundling Frédéric de Prusse sommeil rêve cri de Lessing. La pièce est censurée pendant une dizaine d’années à cause de sa dimension satirique.
Bombe théâtrale faisant intervenir avec humour les nobles penseurs européens dont Voltaire, Friedrich Schiller, Heinrich von Kleist et autres illustres rois allemands, Vie de Gundling Frédéric de Prusse sommeil rêve cri de Lessing éblouit par l’éclatement de la représentation en mille morceaux variés. Multipliant autant les styles que les allusions artistiques ou historiques, le spectacle dense aux élans parfois fantaisistes étonne par la richesse de son propos et par son caractère clairvoyant examinant une histoire qui ne cesse de se répéter.