Noble transmission pour un saisissant témoignage

Par Deborah Strebel

Jan Karski (Mon nom est une fiction) / D’après le roman de Yannick Haenel / mise en scène et adaptation d’Arthur Nauzyciel / du 13 au 22 novembre 2014 / Théâtre de Vidy / plus d’infos

© Frédéric Nauzyciel

Poignant témoignage d’un messager de la Résistance polonaise ayant découvert de ses yeux l’inconcevable horreur du ghetto de Varsovie, Jan Karski (Mon nom est une fiction) reconvoque les plus sordides épisodes de l’histoire du XXe siècle. Quand le théâtre devient commémoration.

Au milieu de la scène se trouve un immense tableau carré, représentant un gros plan du visage de la statue de la Liberté. Une lueur verte éclaire la scène et une partie du public. Cette couleur jade évoque le cuivre de la célèbre sculpture, symbole du monde libre. Des voix aux sonorités slaves retentissent et s’estompent peu à peu pour laisser entendre des bruits de chemin de fer. L’éclairage devient rouge vif pour s’éteindre ensuite complètement, laissant un angoissant noir s’installer. Lorsque la lumière se rallume, un homme assis, le metteur en scène Arthur Nauzyciel, commence à évoquer le captivant récit de Jan Karski.

Né en 1914, Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski, aspire à devenir diplomate. En 1939, alors qu’il est employé au ministère polonais des Affaires étrangères, il est fait prisonnier par les Soviétiques puis par les Allemands. En novembre de la même année, il parvient à s’échapper lors d’un transport de détenus. Dès lors, il rejoint la Résistance et participe aux missions de liaison avec le gouvernement polonais en exil à Angers. À nouveau arrêté en 1940, par la Gestapo, il s’évade d’un hôpital en Slovaquie. En 1942, toujours au service de la Résistance, il entre deux fois clandestinement dans le ghetto de Varsovie. Chargé d’effectuer un compte-rendu de la situation en Pologne au gouvernement polonais installé à Londres, il dissimule des microfilms dans le manche d’un rasoir. Ces documents arrivent entre les mains de son gouvernement dès le 17 novembre 1942. Depuis ses deux incursions dans le ghetto de Varsovie, toute la vie de Jan Karski sera consacrée à transmettre le message de cette extermination, et à tenter par le témoignage de se purger un faible instant de ses visions insoutenables. De l’Angleterre aux États-Unis, son rapport voyagera, mais ne sera pas entendu. Jan Karski rencontre même le Président Roosevelt le 28 juillet 1943. Face à la passivité du chef d’État envers l’anéantissement total de tout le peuple juif par les Allemands, il se sent des plus démunis : « la surdité n’est qu’une ruse du mal ».

Arthur Nauzyciel a été fasciné par la personnalité hors norme de ce résistant polonais. Son oncle, lui-même déporté à Auschwitz Birkenau de 1942 à 1945, lui a très tôt raconté son vécu concentrationnaire. Troublé par le livre de Yannick Haenel, écrit en 2009, Nauzyciel décide de l’adapter fidèlement au théâtre, reprenant les trois axes développés dans le roman : la parole filmée de Jan Karski, son autobiographie, et la « fiction » (le romancier imaginant la parole du héros au présent).

La pièce, tripartite, se concentre ainsi sur le récit de la sombre expérience varsovienne et décline la thématique de l’abandon. Tout d’abord, Arthur Nauzyciel évoque lui-même, tout comme le fait Heanel dans son livre, un entretien filmé de Jan Karski pour le film documentaire Shoah (1985) de Claude Lanzmann. Il raconte à la troisième personne cette interview, avec un profond respect et une vive émotion. Puis un film, conçu par le célèbre sculpteur et artiste vidéo polonais Miroslaw Balka et dévoilant les plans du mur du ghetto, est projeté. La voix monocorde aux accents allemands de Marthe Keller accompagne les images et reprend la description des deux atroces visites de Karski au ghetto. Enfin, dans l’ultime partie du spectacle, le talentueux comédien Laurent Poitrenaux incarne Jan Karski. Dans un monumental décor suggérant les antichambres d’une éventuelle maison blanche ou alors les couloirs d’un opéra, il raconte comment il doit lutter contre ses insoutenables fantômes juifs polonais. Le corps raidi, le regard fixant le vide, il enchaîne les mots sur des tons allant du malaise à la rage.

Cent ans après la Première Guerre mondiale, alors que les derniers survivants de la Shoah disparaissent, le théâtre reprend ici le devoir de la transmission. Non plus lieu de simple divertissement, il est le lieu de la mémoire. Il demeure nécessaire et capital de lutter contre l’oubli, de faire connaître les plus terrifiants épisodes historiques du XXe siècle aux nouvelles générations. Avec ce projet, Arthur Nauzyciel parvient à léguer cette histoire dont il porte l’héritage avec intelligence et dignité. Il prolonge ainsi brillamment la mission de Jan Karski quatorze ans après sa mort. Poignant récit parfois lourd, ce spectacle se termine sur un réel moment de grâce, réalisé par une talentueuse danseuse dont le short muni d’étoiles rend hommage au peuple juif. Donnant la parole pendant presque trois heures à un témoin qui demeure actif par-delà sa mort, cette expérience intense et poignante est à vivre jusqu’au 22 novembre à Vidy.