Arcadia

Arcadia

Conception et mise en scène Nina Willimann / Cie trop cher to share, du 1er au 2 novembre 2014 / TPR / Critiques par Deborah Strebel et Jehanne Denogent.


3 novembre 2014

Le mal du pays méconnu

© Aldir Polymeris

Après avoir effectué des entretiens auprès de descendants d’expatriés suisses du XIXe siècle au Chili, la compagnie trop cher to share en restitue sur scène les éléments principaux. En résulte un charmant patchwork de traditions culturelles suisses qui rend compte de la vision à demi fantasmée de ces Sud-américains aux lointaines racines helvétiques..

Accueilli très chaleureusement par la troupe, le public prend place sur des bancs autour de tables en bois disposées sur deux rangées face à l’espace scénique. Un café ou un thé chaud est ensuite gentiment proposé. Au sein de ce dispositif particulier évoquant les fêtes populaires, les spectateurs sont choyés dès leur arrivée. Le croisement de deux cultures se fait instantanément ressentir. Les couleurs de la Suisse sont représentées par des ballons de baudruche, par une nappe au motif vichy et par le tablier que porte l’une des comédiennes en train de cuisiner, tandis que l’esprit du Chili se laisse savoureusement entendre dans une musique aux tonalités « latina ».

La compagnie trop cher to share, fondée à Bienne en 2010, a pour habitude de traiter dans ses créations de thématiques sociales en ayant recours à des collaborations interdisciplinaires. Cette fois-ci, dans une logique de pluralité formelle mêlant danse, chant, projections vidéo et même cuisine, le but est de réfléchir autour des notions d’identité culturelle et d’origines. Les artistes se sont intéressés aux descendants de colons suisses dans la région d’Aracaunie au Chili. Au XIXe siècle, de nombreux paysans helvétiques ont fui les difficultés économiques et se sont réfugiés au cœur de ces terres méridionales des Indiens mapuches. Paulina Alemparte Guerrero, Aldir Polymeris et Nina Willimann, respectivement une Chilienne, un Suisso-chilien et une Suissesse, ont rencontré les arrières-petits-fils et petites-filles de ces agriculteurs colons. Pendant environ une heure, ils rendent généreusement compte de l’héritage suisse de ces Sud-américains en interrogeant de manière fine et pertinente le concept d’« Heimat ».

Terme difficilement traduisible, « Heimat » désigne non seulement le pays de naissance mais aussi un endroit auquel on est attaché, où l’on a ses racines. Il sous-entend un rapport affectif avec le sol et la région pouvant parfois donner lieu à une exaltation du terroir ou du folklore. Étonnamment, certains descendants chiliens des expatriés suisses d’antan semblent être touchés par ce sentiment. Si quelques uns ne se sont jamais rendus en Suisse, si la plupart ne parle aucune des langues nationales, beaucoup éprouvent une sorte de nostalgie des contrées helvétiques et perpétuent ainsi quelques traditions propres à une patrie ancestrale méconnue. Ils ont même, au cours des entretiens, initié les trois concepteurs du projet à certaines d’entre elles, dont une danse caractérisée par des rondes et des cris que reproduit joyeusement le trio sur scène.

L’« Heimat » est évoqué et même mentionné explicitement dans le chant qui surgit alors : « Fliege mit mir in die Heimat » (« Etoile des neiges » en français). Le spectacle ne se veut pas en lui-même patriote et ne fait en aucun cas l’apologie de la Suisse. Au contraire, lors des entretiens, la votation récente contre l’immigration de masse est notamment évoquée et provoque auprès des personnes interviewées de passionnantes réactions et incompréhensions justifiées. A l’aide d’émouvants témoignages, de jolis instants de rire et de gaieté, avec une grande élégance et sans jamais tomber dans le cliché, la compagnie trop cher to share parvient donc à représenter brillamment la manière dont des Chiliens imaginent leur lointaine nation d’origine, entre fantasme et réalité. Un très agréable et convivial moment de partage à vivre au TPR jusqu’au 2 novembre.

3 novembre 2014


3 novembre 2014

Du Chili à la Suisse, il n’y a qu’une arche

© Aldir Polymeris

Performance documentaire, Arcadia interroge les mélanges identitaires et culturels. Ingrédients et danses helvétiques s’exportent au Chili, d’où est rapportée une série de témoignages. Un moment convivial !

Quelques ballons rouges et blancs flottent au raz du sol, tables à tréteaux et bancs accueillent le public. La salle de théâtre a toute la simplicité et la chaleur d’une fête villageoise. Des tasses de thé et de café soluble sont servies aux spectateurs, une fois qu’ils sont assis, pour qu’ils se réchauffent et échangent entre eux. Ils font partie de la fête, de ce qui se passera sur le plateau. La Cie trop cher to share aime bousculer le dispositif conventionnel du théâtre pour en explorer de nouvelles configurations.

Témoignage d’une expérience de terrain, Arcadia interroge les racines culturelles et géographiques de l’identité. En février 2014, la compagnie s’est rendue au Chili pour une résidence d’un mois au consulat de Suisse. A 12’000 kilomètres l’un de l’autre, les deux pays ont toutefois connu des échanges migratoires importants, d’où des rapports identitaires toujours très liés. Au XIXe siècle, alors en proie à des difficultés économiques, la Suisse avait encouragé un exode vers le Chili dans l’espoir déçu de pouvoir y bénéficier de terres fertiles. Une communauté suisse y fleurit pour un temps. Si une grande partie des traditions de ces colons ont depuis lors disparu, il en reste quelques vestiges. Expérience troublante que de retrouver les ingrédients de la culture helvétique au cœur de l’Amérique du Sud.

Le début du processus consista à mener une série d’entretiens au Chili. Les personnes interviewées entretiennent un rapport fort avec la Suisse, qu’il soit de l’ordre du souvenir, personnel ou familial, ou du fantasme. Ces vidéos sont ensuite utilisées lors de la performance, projetées sur le mur du fond. Les voix sont multiples : celle des témoins, celles des acteurs, celles des ancêtres et celles, silencieuses, des spectateurs.

Aldir Polymeris, Nina Willimann et Paulina Alemparte retracent le mouvement d’une population mais aussi celui de leur propre trajectoire. Chilienne résidente en Suisse, Suisse ayant grandi au Chili, Suisse qui ne s’est sentie suisse qu’au Chili : autant d’exemples de combinaisons et enchevêtrements identitaires. D’une terre d’émigration, la Suisse est devenue terre d’immigration. C’est aussi la politique en matière d’immigration qui est au centre du spectacle, sans que ce dernier ne se laisse aller à une condamnation catégorique et univoque. La démarche vise les zones de gris : celles du mélange, celles du vécu. On peut regretter que le propos reste toutefois trop prudent sur ce genre de questions. Se refusant à la polémique pour maintenir un ton de témoignage, la performance peut, à certains moments, conduire le spectateur à se désinvestir, et perdre en tension.

Arcadia reste néanmoins une arche du Chili à la Suisse, intégrant librement chants helvétiques, danses folkloriques … et un délice aux pommes !

3 novembre 2014


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