Par Amandine Rosset
Les filles du Roi Lear ou la véritable histoire de Rihanna / Texte et mise en scène Marielle Pinsard / du 26 septembre au 4 octobre 2014 / Arsenic / plus d’infos
Marielle Pinsard propose une réinterprétation très libre du grand classique de Shakespeare où l’œuvre élisabéthaine rencontre la culture du XXIe siècle. La pièce mélange mythologie, faits divers, humour, drame et pop culture avec une étonnante subtilité. L’auteur développe le point de vue des trois filles du Roi qui se retrouvent en compétition pour le trône, dans une relation avec leur père de plus en plus ambiguë.
Après s’être inspirée de l’Andromaque de Racine pour sa pièce Pyrrhus Hilton en 2005, l’auteur et metteur en scène Marielle Pinsard reprend à sa manière la thématique d’un autre classique du théâtre, Le Roi Lear. Alors que la tragédie de Shakespeare est plutôt centrée sur le personnage du Roi, la réinterprétation de Pinsard s’intéresse à ses trois filles. La situation de départ est la même : le Roi Lear décide d’abdiquer et de laisser son trône à l’une de celles-ci. Il organise alors une compétition pour déterminer qui saura exprimer au mieux son amour pour son « father king ». Pourtant, l’histoire se complique rapidement, car le roi reste très vague sur les termes exacts de la compétition et sur la récompense qui attend vraiment la gagnante. Que cherche-t-il réellement à faire ? Assurer un bon successeur à la tête de son royaume ou ses motivations seraient-elles de natures plus perverses ?
Le décor est simple et sombre. L’espace est délimité par quelques parois foncées sur lesquelles apparaissent parfois des ombres de silhouettes encapuchonnées. La modernité fait incursion quand l’un des murs se transforme en écran d’ordinateur, dont le roi se sert lors d’une longue et complexe définition de l’amour au début du spectacle. Le reste de la pièce oscillera sans cesse entre atmosphère élisabéthaine et XXIe siècle, passant sans cesse, par exemple, de l’anglais utilisé à la Cour au français moderne.
Ce Roi Lear d’une nouvelle génération apparaît d’abord comme un personnage à la fois comique et fou, mais plus ses filles parlent de lui en son absence, plus son côté obscur, ambigu et même pervers apparaît. Comment définir la relation qu’il entretient avec chacune d’elles ? C’est le mystère que les spectateurs tenteront de percer durant toute la pièce. L’aigreur des deux plus grandes sœurs et leurs propos, ainsi que l’ambiance sombre et tendue qui règne sur l’ensemble de la pièce, nous amènent dans un univers rappelant des faits divers comme la dramatique affaire Josef Fritzl, ce père qui avait enfermé sa fille dans une cave durant 24 années et avec qui il avait engendré sept enfants. La comédie se transforme alors peu à peu en drame familial. Des doutes apparaissent sur les réelles motivations du roi pour ce concours. Chercherait-il vraiment à pousser l’ambiguïté de sa relation avec ses filles jusqu’à trouver un prétexte pour se marier avec celle qu’il préfère ?
Le thème de la transmission, présent dans l’œuvre de Shakespeare, est ici développé sous l’angle de l’inceste qui n’est que suggéré dans la pièce originale. La tension n’est pas uniquement présente dans la relation entre le père et ses enfants, elle se fait aussi sentir entre les trois sœurs. Qui est la préférée ? Elles se battront, verbalement et même à l’épée, et durant leurs disputes fréquentes, elles révéleront des détails intimes et troublants sur leur relation avec leur père.
D’autant qu’une autre histoire se cache encore derrière tous ces mystères. Qui est cette Rihanna qui serait prisonnière dans un labyrinthe ? La véritable fille préférée du roi ? Une chose est certaine dans cette sous-histoire de la pièce, c’est que le nom de ce personnage qui n’apparaîtra pas sur scène, est évocateur. Rihanna, à l’envers, c’est « Ariane », comme la célèbre fille du roi Minos, celle qui de son fameux fil aida Thésée à sortir du labyrinthe. Cette Rihanna est présente, malgré son absence scénique, tout au long du spectacle. On ne peut prononcer son nom devant le roi sans que cela ne lui soit fatidique. Les multiples évocations du labyrinthe se joignent aux paroles et à la musique de la célèbre chanteuse de R&B du même nom, omniprésente elle aussi.
Cette pièce repose, on l’a dit, sur un grand nombre de mélanges. Tout abord un mélange des langues, les personnages passant du vieux français au français moderne et à un anglais parfois très scolaire ; un univers musical très hétéroclite puisque les quatre chanteurs qui apparaissent de temps à autres sur scène chantent aussi bien des chants de Cour élisabéthains que le générique du film « La Boum ». Mélange des genres, aussi : les spectateurs peuvent rire une bonne partie de la pièce, mais certaines scènes surprennent, dérangent et peuvent même choquer. Dans tous les cas, cette pièce qui est à découvrir jusqu’au 4 octobre 2014 à l’Arsenic ne laissera certainement pas indifférent !