Concerto éclair pour un épouvantail éprouvé

Par Deborah Strebel

Les méfaits du tabac / Texte d’Anton Tchekhov / musique de Jean-Sébastien Bach, Luciano Berio, Piotr Ilitch Tchaïkovski / mis en scène par Denis Podalydès / du 9 au 19 septembre 2014 / Théâtre de l’Orangerie / plus d’infos

© Pascal Victor

 

Programme musical pour voix, violon et piano mêlé à un texte de Tchekhov, Les Méfaits du tabac offre un bref mais ravissant moment grâce à l’attendrissante interprétation du grand Michel Robin et aux belles performances de deux talentueuses musiciennes et d’une soprano…

Quatre métronomes battent chacun leur mesure à proximité d’un support de partitions. Seuls ces pupitres sont éclairés. Dans la pénombre s’entassent des étuis, de violons pour les plus petits, voire même de harpe pour le plus grand, tandis qu’au centre se dresse un imposant piano à queue. Une bouteille d’eau entamée ici et diverses piles de papier oubliées là laissent à penser qu’il s’agit plus d’une salle de répétition qu’un plateau ou autre fosse d’orchestre.
Alors que le public attend des musiciens violons à la main, un vieil homme voûté et un brin distrait apparaît muni d’un filet rempli de légumes. Ce n’est autre qu’Ivan Ivanovitch Nioukhine, le mari de la directrice d’un établissement regroupant une école de musique et un pensionnat pour jeunes filles. Véritable homme à tout faire, s’occupant de la cuisine, de la gestion de l’économat et encore de l’enseignement de l’ensemble des matières proposées aux étudiantes, Nioukhine semble exténué. Terrorisé par son harpie d’épouse, il exécute ses ordres : aujourd’hui, il s’agit de prononcer une conférence sur les méfaits du tabac.
Cette allocution va être entrecoupée par des intermèdes musicaux. Ces morceaux choisis de Bach, Berio et Tchaïkovski alimentent le monologue. Non pas simples ornements sonores, ils décrivent habilement les états d’âme de Nioukhine, de la mélancolie à l’angoisse. Pièce très courte, tenant sur trois pages A4, Les Méfaits du tabac est ordinairement jouée en « lever de rideau ». Denis Podalydès, le metteur en scène, a décidé d’en faire ici un spectacle à part entière en y incorporant justement des passages musicaux, suivant ainsi l’idée de la violoniste Floriane Bonanni. En résulte un spectacle allongé et enrichi, qui reste néanmoins concis.
Les notes de musique apportent du corps au discours sans pour autant lui voler la vedette. Les trois accompagnatrices se font aussi discrètes que possibles. Elles ne s’expriment qu’à l’aide de leur instrument. Leurs magnifiques robes, signées Christian Lacroix, adoptent les mêmes tons que le décor. Alliance de pourpre et de brun, ces costumes se fondent presque devant le rideau bordeau de l’arrière-scène. Elles ne sont que rarement mises en avant-scène, cédant ainsi cette place privilégiée à Nioukhine, « l’épouvantail », comme le surnomme son épouse.
Ce brave homme à la mine fatiguée est interprété par un monument du théâtre français, Michel Robin. Après avoir débuté au théâtre chez Roger Planchon en 1958 puis au sein de la compagnie Renaud-Barrault, pensionnaire à la Comédie-Française depuis 1994 puis sociétaire dès 1997, il a enchaîné les rôles sans relâche. Il a également tourné autant pour la télévision que pour le cinéma sous la direction des réalisateurs les plus prestigieux dont Claude Goretta (L’Invitation, 1972), Costa-Gavras (Clair de femme, 1979) ou plus récemment Claude Chabrol (Merci pour le chocolat, 2000). Désormais octogénaire, il continue à incarner des personnages matures mais non sans une pointe de fantaisie. Son regard malicieux et poétique a séduit Denis Podalydès, qui l’a rencontré à la Comédie.
Les Méfaits du tabac est un concerto intéressant qui ne met pas en en valeur un instrument de musique, comme on pourrait s’y attendre, mais une complainte humaine touchante, celle d’un épouvantail éprouvé aux cheveux hirsutes qui ne demande qu’ « un peu de repos, oui, c’est tout. . . de repos. . . », le tout en exactement une heure. Spectacle rapide et efficace à découvrir au Théâtre de l’Orangerie ces dix prochains jours.