La Prison

La Prison

d’après Michel Foucault / mise en scène Collectif F71 / du 23 au 25 octobre 2014 / Théâtre de la Grange de Dorigny / Critiques par Sabrina Roh et Nicolas Joray.


23 octobre 2014

Se délivrer des certitudes

Copyright : collectif F71

Une prison, tout un chacun peut se la représenter. Mais quelle doit être sa fonction première : protéger la société, enfermer les détenus, les réhabiliter ? Dans La Prison, le collectif F71 présente le milieu carcéral, en se basant sur la pensée de Michel Foucault, comme une institution moins évidente qu’il n’y paraît.

Constitué des comédiennes et metteurs en scène Sabrina Baldassarra, Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sara Louis, Lucie Nicolas et, depuis deux ans, de la co-directrice artistique Lucie Valon, le collectif F71 interroge depuis une dizaine d’années l’œuvre du philosophe français Michel Foucault. Pour ces femmes, qui considèrent qu’une pièce doit naître d’une collaboration entre les comédiens, la forme du collectif est la plus adaptée. Elles évitent ainsi de figer les fonctions au sein du groupe et permettent à chacune d’entre elles de faire entendre sa voix. Et qu’imaginer de mieux pour plonger dans la pensée de Michel Foucault ? En remettant en question des évidences, ce dernier pousse au questionnement et, par là même, à la discussion. Autour du philosophe, le collectif F71 propose un feuilleton théâtral en trois volets, dont le premier, Foucault71, a été joué la saison passée à la Grange de Dorigny. Inspiré de Surveiller et punir de Michel Foucault, le spectacle La Prison interroge quant à lui le milieu carcéral en tant que lieu, institution et acteur dans une société.

L’esprit sens dessus dessous …

Une fois entré dans la salle, le spectateur est invité à pénétrer dans un deuxième espace, érigé sur la scène. Quatre parois enferment le public : la présence du quatrième mur l’inclut dès lors sur l’espace de jeu, avec les comédiennes. Dans la disposition bifrontale des chaises, les spectateurs, séparés en deux groupes, se font face. Entre les murs blancs et sous la lumière crue des nombreux projecteurs, ils sont confrontés à la dure réalité de la surveillance : ils n’échappent ni aux regards des comédiennes, ni à ceux de leurs voisins d’en face. Les discours fusent : l’histoire, la sociologie, l’actualité, le thème de la réhabilitation ou encore de la liberté, tous les moyens sont bons pour empoigner la problématique du milieu carcéral. Le risque de tomber dans le simple exposé était grand. Mais le collectif F71 ne s’est pas contenté de comprendre Michel Foucault ; durant des années de travail, les comédiennes ont tenté de le théâtraliser. Ainsi, les différents points de vue adoptés pour traiter de la problématique de la prison sont rendus par divers moyens de communication : le micro, le rétroprojecteur, le jeu de rôle et même l’écriture. Autant de façons d’interroger la prison et de la voir. Le public est invité à repenser une question dont il pensait peut-être avoir fait le tour.

… et le corps

Chamboulé dans son esprit, le spectateur perd aussi tous ses repères physiques dans l’espace théâtral. Alors qu’une action se déroule au centre de la scène, une voix s’élève derrière une des rangées de chaises, forçant la moitié du public à se contorsionner pour avoir une idée de ce qui se passe. Tout au long de la représentation, le spectateur ne cessera de mobiliser son corps afin de capter le maximum d’informations. En exploitant l’intégralité de l’espace scénique, le collectif F71 permet aux interrogations suscitées de prendre véritablement corps chez le spectateur. Un très bon équilibre entre discours et mobilisation de l’espace, qui permet au théâtre non seulement de divertir, mais de faire du spectateur un acteur social, invité à intérioriser et potentiellement à diffuser le message reçu. Le collectif F71 propose d’ailleurs une discussion après chacune de ses représentations.

23 octobre 2014


23 octobre 2014

Foucault aurait dû faire du théâtre

Copyright : collectif F71

Perchée sur un bureau, une comédienne en équilibre sur ses bras récite un discours aux vapeurs foucaldiennes. Donner corps aux acrobaties intellectuelles du célèbre théoricien de la prison : le Collectif F71 se risque à cet exercice périlleux sans faux-pas.

Avec ses accents pédagogiques, La Prison est typiquement le genre de spectacle qui aurait pu sombrer dans le piège du barbant. Seulement voilà, ici ce n’est pas le cas. Pousser à la réflexion sans apporter de réponses arrêtées, c’est le parti pris des cinq actrices (Sabrina Baldassarra, Stéphanie Farison, Emmanuelle Lafon, Sara Louis et Lucie Nicolas) qui ont également mis la main à la pâte sur le plan de la conception artistique, de la mise en scène et de la scénographie. Oui, leur projet est pédagogique au sens où il permet d’accéder de manière relativement aisée aux pensées et écrits du philosophe. L’utilisation du rétroprojecteur n’est pas sans rappeler le cadre de l’école. Mais le collectif est parvenu à contourner les désagréments de la pratique scolaire. Non, on ne ressort pas de La Grange de Dorigny en emportant une liste de concepts à retenir, ou même une thèse à résumer. Au fil des tableaux germent des réflexions amenées de façon ludique. Une voix : « Que se passe-t-il à l’arrivée en prison ? ». Des personnages : vêtus de nobles manteaux, ils se font l’écho de paroles qui esquissent une histoire des châtiments. Des objets : les lumières deviennent projecteurs à usage militaire. Après « Surveiller et punir », voici « Questionner et divertir ».

Pénétrer dans un théâtre en remarquant que la place attribuée au spectateur se trouve sur la scène confère toujours à notre cerveau un supplément d’adrénaline. Les spectateurs sont répartis en deux gradins sommaires (des chaises de hauteurs différentes) qui se font face. Les comédiennes investissent tant l’espace qui sépare ces deux fronts que les contours du plateau, délimités par des toiles blanches. Des voix jaillissent de partout. Des scènes qui se jouent derrière certains des spectateurs ne sont aisément visibles que pour ceux qui leur font face. Puis la logique s’inverse pour d’autres scènes. On l’aura compris, scénographiquement aussi, tout est fait pour nous plonger dans des réflexions sur l’espace carcéral. Seul petit bémol : si les spectateurs sont largement impliqués sur ce plan de la réflexion, ils le sont moins sur le plan émotionnel. Le théâtre n’est-il pourtant pas le genre qui, par excellence, permettrait de découvrir l’univers de Foucault sous l’angle de ses effets comiques, angoissants, tristes ? Et ce, d’autant que les actrices du collectif F71 savent parfaitement, lors de certaines scènes, investir les couleurs de l’arc-en-ciel des émotions : on rit, par exemple, des apparitions de Michel Foucault dans le corps des comédiennes. L’apprivoisement, par des femmes à l’apparence soignée, des mimiques et de la façon de parler du penseur crée nécessairement une image cocasse. Une autre fois, une actrice demande au public de fermer les yeux pour lui réserver une surprise : la découverte de l’intérieur d’un carton. Peur amusante, car on ne sait pas ce qui va surgir de la boîte, et à quelle distance du visage. On aurait aimé vivre davantage de ces moments.

La Prison est le deuxième des trois épisodes d’une trilogie consacrée aux travaux d’un des intellectuels français les plus importants du vingtième siècle. Foucault 71, présenté il y a quelques mois à La Grange de Dorigny, et Qui suis-je… sont les deux autres volets de l’univers stimulant du Collectif F71. Avec un brin d’audace, on peut tenter l’hypothèse que Michel Foucault aurait trouvé dans ce type de travail artistique un moyen pertinent de faciliter l’accès à sa pensée. Et qui sait, peut-être aurait-il lui aussi décidé de brûler les planches ?

23 octobre 2014


Voir la page du spectacle