Derborence

Derborence

D’après le roman de Charles-Ferdinand Ramuz / mise en scène Mathieu Bertholet / les 15 et 16 octobre 2014 / Nuithonie / Critiques par Maëlle Andrey et Noémie Desarzens.


15 octobre 2014

Échos de mots, échos de corps

Copyright : Compagnie MuFuThe

Échos qui résonnent, qui butent contre les parois rocheuses des Alpes, qui se répondent. Voix et corps s’assemblent, se dissocient, se multiplient, s’isolent. L’infinie puissance de la nature est évoquée par les mots de Ramuz et le travail scénique de la Compagnie MuFuThe dans cette mise en corps du roman Derborence

Scindés horizontalement en deux, trois pans de murs blancs encadrant la scène se replient de manière convexe au-dessus des comédiens. Ce décor escarpé et instable est mobile : les panneaux se redresseront dans la seconde partie du spectacle. Un banc noir traverse discrètement la scène. Avant même le début de la représentation, la salle étant encore éclairée et le public en train de s’installer, les comédiens viennent s’y asseoir, un à un. Ils se positionnent dos à dos : un corps et son ombre. Un corps, puis deux… et dix. Les spectateurs se taisent très rapidement, curieux et impatients d’en savoir plus. Les comédiens se lancent alors dans une lecture à plusieurs voix. Une voix d’homme. Une voix de femme. Deux voix qui se chevauchent. Toutes les voix ensemble ou décalées.

1714. Antoine se trouve dans un chalet au pâturage avec son oncle Séraphin. Il s’ennuie de sa femme, Thérèse, restée en plaine. Le 23 juin « c’est la montagne qui tombe », ensevelissant hommes et bêtes. Les deux montagnards trouvent apparemment la mort sous les rochers. La scène est plongée dans l’obscurité. Seules quelques lignes de lumière éclairent les corps, comme des rayons du soleil qui perceraient par les fentes entre les blocs de roche. Il y a de la vie au-dessous : sept semaines après la catastrophe, Antoine sort de l’éboulement. Tel un fantôme, il revient au village. Apprenant que son oncle est toujours sous les décombres, le jeune homme reprend le chemin de Derborence. Thérèse, se sentant responsable de ce départ inconsidéré décide de prendre, elle aussi, la route vers l’éboulement, afin de se battre contre sa rivale la montagne.

Energies de vie et forces de mort, relations ambiguës d’un peuple à la toute-puissante nature, fatalité, amour, impatience, tristesse, joie… Autant d’éléments qui prennent vie par les mots de cette « tragédie moderne » et par la création chorale et mouvante de la Cie MuFuThe. La mise en scène de Mathieu Bertholet s’élabore autour des témoignages entremêlés des personnages, à la fois habitants des villages alentours de Derborence, pâtres, témoins de la catastrophe, de leurs monologues et dialogues…

Après avoir quitté son Valais natal, Mathieu Bertholet suit une formation à l’Université des Arts de Berlin. Il revient en Suisse et fonde, en 2008, la compagnie MuFuThe (MUltiFUnktionTHEater). Lors de ses années de résidence au Grütli à Genève, le metteur en scène goûte à la danse, côtoyant les deux grands chorégraphes que sont Cindy Van Acker et Foofwa D’Imobilté. Dans ses créations, il tient à travailler avec une équipe de comédiens, danseurs et techniciens soudés et spontanés. Derborence est né d’un travail collectif, conférant une véritable empreinte locale à la création. Ce spectacle, réalisé pour la commémoration des 300 ans de la célèbre catastrophe naturelle valaisanne, fut initialement prévu pour être jouée sur les lieux mêmes de l’événement. Cette volonté de défendre une identité régionale fait écho à celle même de Ramuz, perceptible notamment dans l’oralité (suisse romande) de son écriture expressive et dans les thèmes abordés (paysans, montagne)…

Le langage corporel des dix sensibles et touchants comédiens (Rebecca Balestra, Fred Jacot-Guillarmod, Léonard Bertholet, Julien Jacquiéroz, Lenka Luptakova, Agathe Hazard-Raboud, Baptiste Morisod, Louka Petit-Taborelli, Simon Jouannot, Nora Steinig et Hervé Lassïnce) évoque les multiples points de vue propres à l’écriture ramuzienne. Mathieu Bertholet garde une solide attache à la danse contemporaine, qui anime la plupart de ses créations. Dans Derborence, le corps exprime ce que les mots ne pourraient faire. Le geste, bref, répété, est parole. Si ce n’est plus. Dans la première moitié du XXe siècle, Ramuz accorde une grande importance à la langue, dans un contexte de remise en cause du genre romanesque. L’écrivain rêve d’une langue-geste, limpide, dans laquelle les mots exprimeraient la parfaite réalité. Le grand nombre d’acteurs, vêtus de noir et blanc, s’est imposé au metteur en scène, afin de rendre au mieux la choralité de l’œuvre, la force destructrice de la nature, mais également la délicatesse de la vie, la beauté et la sérénité de la montagne. Les focalisations changeantes du roman sont encore rendues par l’un des personnages, tantôt présent dans le groupe, hors du groupe, sur scène, hors scène. Suivant cette idée d’une langue-geste, ce comédien, plus âgé, ne symboliserait-il pas Ramuz, contemplant, du bas de la scène, ses mots (comédiens en mouvement) se coucher sur les pages blanches (parois du décor) ? Derborence naît sur scène : les lignes du roman s’écrivent en direct.

«  Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence par un son assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide ; comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli. »

Cette lecture à plusieurs voix permet de découvrir ou redécouvrir la musicalité, la puissance des mots et l’originalité de l’écriture ramuzienne. La sobriété de la mise en scène admet que tout un chacun puisse recréer son propre Derborence, guidé et bercé par les paroles, les timbres, les voix… Les gestes donnent un rythme au récit, tout en gardant la lenteur et la tonalité du roman, dans un jeu d’ombres, de reflets et d’échos.

Tendez l’oreille, les mots de Ramuz résonnent à travers toute la Suisse romande, jusqu’au 17 juin 2015.

15 octobre 2014


15 octobre 2014

Faire vivre le texte, à plusieurs

Copyright : Compagnie MuFuThe

L’entrecroisement et le chevauchement des voix caractérise cette collaboration entre le metteur en scène valaisan Mathieu Bertholet et sa compagnie MuFuThe. Cette adaptation du roman de Ramuz frappe par sa riche et complexe choralité. La lenteur de la parole retranscrit le style de Ramuz, au risque de certaines longueurs.

Les comédiens entrent silencieusement un par un sur la scène. Des spectateurs sont encore en train de chercher leur place et parlent entre eux dans la salle éclairée. Abruptement, un des comédiens annonce : « Derborence » ! Le public se tait. Alors seulement la salle commence à s’obscurcir. «Un», s’exclame ensuite un autre comédien, signalant le premier chapitre : le texte de Ramuz est à l’honneur dans cette adaptation scénique qui le suit fidèlement. La puissance des mots de Ramuz, parfois couplée avec la gestuelle des comédiens, transpose l’atmosphère de Derborence. Mathieu Bertholet conjugue la littérarité de ce roman avec des chorégraphies, insistant sur la présence charnelle de ses comédiens.

Le roman de Charles-Ferdinand Ramuz, paru en 1934, est inspiré d’un fait réel : l’éboulement de la paroi d’une montagne près du village valaisan de Derborence au XVIIIe siècle. Cette catastrophe naturelle a causé la mort de quinze personnes, de plus de 170 bêtes et l’effondrement d’un grand nombre de chalets. Ce drame est reconstitué à travers l’entrecroisement de récits de villageois, qui mêlent le documentaire à l’imaginaire. Mathieu Bertholet choisit de se focaliser sur la relation entre Antoine, qui survit miraculeusement après avoir été enseveli, et Thérèse, sa femme enceinte. Le dramaturge, danseur et metteur en scène valaisan signe sa deuxième production avec sa compagnie Multifunktions Theater (MuFuThe), après l’adaptation de Berthollet, de Ramuz également, paru en 1910. Cette représentation de Derborence est la poursuite d’un projet mené sur trois ans de résidence en Valais, au Théâtre du Crochetan. Ce spectacle a été présenté en avant-première à la mi-août dans le décor naturel et grandiose de la vallée de Derborence, dans le cadre du 300ème anniversaire de l’éboulement du massif des Diablerets.

La nature occupe une place prépondérante dans cette œuvre de Ramuz, ce dont l’avant-première à ciel découvert pouvait témoigner. Dans la salle fermée de Nuithonie à Fribourg, la nature se fait plus discrète. La scène étonne par son dépouillement. Le dispositif sonore évoque la montagne à travers son grondement et ses crissements. L’éclairage tend à rendre un effet naturel de lumière et devient parfois un travail plus esthétique. Des rayons éclairent partiellement les mouvements corporels des personnages, fragmentant leurs gestes chorégraphiés. Le décor évoque l’écroulement des parois par la présence de deux pans concaves, créant un sentiment d’oppression. Une telle impression d’enfermement rend compte de la présence imposante des montagnes et comparativement de la fragilité de l’homme. La toute-puissance de cette nature ramène la condition humaine à une certaine modestie.

Les voix des victimes de cette catastrophe naturelle sont tour à tour incarnées par les dix comédiens de la compagnie. La notion d’individu est dissoute au profit de celle de communauté. L’histoire se déploie au travers de la présence charnelle et des différentes voix des comédiens. A travers cette choralité, Bertholet explore « la frontière entre le collectif et le chœur, entre la masse, l’anonyme et l’individu ». Cette choralité est un exercice de groupe : les bruits de respiration scandent la représentation et témoignent de la difficulté de l’exercice. Deux voix disent la même phrase, parfois avec un léger décalage. Cet enchevêtrement des différentes voix rend compte de la matérialité de la parole – un effet d’écho en résulte, soulignant la présence de la montagne. La gestualité des comédiens permet de « soutenir » et d’ « agrandir » les mots : un personnage recouvre ainsi son visage de ses mains lorsqu’il parle, suggérant la douleur et l’accablement. La répétition de ces gestes chorégraphiés rythme la représentation.

La complexité de cette choralité rend compte de la fascination du metteur en scène pour la langue de Ramuz. Ces chevauchements, ces croisements de voix sont toutefois, il faut l’avouer, un peu difficiles à supporter sur toute la longueur de la représentation : le poids des mots et la lenteur de la langue travaillés par Ramuz sont transposés de façon trop systématique dans un débit au ralenti. Plus exactement, ce n’est pas tant la lenteur qui dérange – la parole est traînante, mais cela fait aussi apprécier les mots pesés de Ramuz – que certaines longueurs : les pauses entre les répliques finissent par s’éterniser, voire s’enliser. Alors que Bertholet abandonne « le pouvoir des mots lorsqu’il faut passer a? la scène pour donner plus de force aux gestes, a? la présence charnelle de l’humain », ces moments chorégraphiés ne sont véritablement efficaces que lorsqu’ils fusionnent avec la parole, et que le geste permet de suggérer l’inexprimable.

Reconnaissons néanmoins que le pari de Mathieu Bertholet de rendre justice à la littérarité du texte de Ramuz est réussi : le spectateur est immergé dans cette langue. Les comédiens ne disent pas seulement le texte, ils l’habitent. A découvrir, donc, pour les amoureux de la parole ramuzienne.

15 octobre 2014


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