Par Jehanne Denogent
Une critique du spectacle :
Couvre-feux / de Didier-Georges Gabily / mise en scène et adaptation Ludovic Chazaud – la Cie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 13 au 16 mars 2014 / plus d’infos
Couvre-feux, à la Grange de Dorigny, offre une expérience kaléidoscopique du réel, dans laquelle imaginaire et passé sont reflétés à l’infini. Une mise en scène créative et touchante de la Cie Jeanne Föhn.
Est-ce que cela avait été ? Est-ce que cela ne demeurait pas encore, cette comédie de l’inapparent ? Un père amène sa fille dans la maison de son enfance. Ils avancent, à petits pas, trébuchant sur le chemin de la mémoire. Dans le salon, un trou, béant jusqu’à la cave, qui plonge leur regard dans les couches sédimentées du passé. Au récit du voyage s’ajoute le reflet persistant du passé mais aussi le filtre onirique de l’imaginaire. En choisissant de monter Couvre-feux de Didier-Georges Gabily, le metteur en scène Ludovic Chazaud s’est lancé un défi téméraire, d’autant plus admirable que le résultat est très réussi.
Le texte choisi présentait un obstacle initial de taille : écrit en 1989, Couvre-feux n’est pas une pièce de théâtre mais un récit, contrainte impliquant un grand effort d’adaptation au plateau. D’autre part, l’écriture de Gabily, auteur français du XXe siècle, ne recherche pas la construction d’un récit simple et unique mais multiplie les niveaux, explore le brouillage entre imaginaire et réalité, entre fable et manifestation théâtrale, entre passé et présent. Tout son effort vise à cet enchevêtrement de réalités. Dans la maison viennent flotter les effluves des poires au sirop que la grand-mère du narrateur préparait. Le passé reste toujours, mélodie continue dans son imaginaire. Pour dire une réalité complexe et composite, les mots hésitent, vacillent, s’arrêtent abruptement, recommencent, se répètent. L’écriture étant un peu détachée du souci de la narration, il peut y avoir une réelle esthétique de la langue. Par petites touches, elle arrive à ouvrir les différentes portes du rêve et de l’invisible. Dans le tissu du réel sont entrelacés les fils délicats de l’imaginaire et du passé.
La Cie Jeanne Föhn arrive à suggérer l’édifice de l’inapparent avec grande subtilité et intelligence. Il n’est pas aisé, en effet, de parler de ce qui est absent. Représenter sur le plateau, c’est risquer de mettre les choses au même niveau, d’en perdre le mystère. Différents moyens sont utilisés pour garder les couches de sens présentes dans le texte : l’utilisation de vidéos, en arrière-fond, qui produit un climat onirique ; de temps à autre l’apparition de scènes rêvées ou passées derrière une vitre brumeuse ; la voix d’une absente sortie du grésillement de la radio ; le plateau disloqué qui présente littéralement les strates constituantes de l’être du narrateur. Car rien n’est simple ni unique, même l’identité de ce dernier. Le personnage n’est pas tout à fait en lui-même, un peu tourné vers le passé, un peu tourné vers le rêve. Il est multiple. Ils sont d’ailleurs deux à prendre en charge ce rôle et la pluralité de voix qu’il comporte: il y a en lui sa propre voix mais aussi la voix de sa grand-mère, la voix de sa fille qu’il imagine et lui qui se parle à lui-même. Cela sonne compliqué mais n’est-ce pas le cas dans chacun de nos esprits ? Pour ne pas ajouter encore deux voix supplémentaires à ce tumulte, les acteurs, Baptiste Gilliéron et Aline Papin adoptent un jeu sobre et fin pour pouvoir au mieux porter ce texte. Les deux comédiens accompagnent le parcours du metteur en scène depuis sa première mise en scène, L’Etang, en 2010. Quant à la petite Mathilde Liengme, elle joue le rôle de l’enfant avec un naturel étonnant.
C’est aux notes de la bande son préparée par Cédric Simon que les différents morceaux du passé, du futur, de l’imaginaire, du rêve et du présent se retrouvent, s’agencent, se mélangent et créent cette bulle, fragile et intime, dont il est bien difficile de sortir. A voir absolument !