Par Deborah Strebel
Une critique du spectacle :
Love and money / de Dennis Kelly / mise en scène Francis Aïqui / Théâtre du Passage à Neuchâtel / le 22 janvier 2014
Au sein d’une dictature capitaliste, un couple est pris au piège. L’argent telle une drogue provoque une dépendance aussi néfaste qu’inéluctable. Accros et impuissants, Jess et David voient ainsi leur dette augmenter exponentiellement alors que leur mariage se détruit peu à peu.
Dans un noir total, une voix masculine préenregistrée retentit. Puis une autre, en direct, vient l’accompagner, il s’agit en réalité de la même. En employant un ton identique, elles s’accordent à merveille pour lire à toute vitesse un « échange épistolaire 2.0 », autrement dit une suite d’e-mails. Enfin, tout à coup, apparaît une tête dans un halo de lumière. Petit à petit, sous l’éclairage dont le faisceau s’élargit, un corps se dessine, celui de David. Rapidement, il expose sans ménagement le destin tragique de son couple. Brutalement, il jette sa vérité « sur le visage » du spectateur. Cette pièce, écrite en 2006 par Dennis Kelly, évoque justement le « in-yer-face » britannique, ce théâtre d’affrontement typique des années 1990. Nombreux sont, en effet, les monologues face au public. En outre, le langage se veut cru. Les phrases sont ponctuées de « putain » : réel gimmick, cette injure peut être interprétée comme une réaction d’impuissance face à une société qui nous échappe. Une société gangrenée par l’argent, obsédée par le chiffre, dans laquelle tout se compte, se quantifie. Un univers capitaliste extrême où le bonheur s’acquiert par crédit et où les intimes convictions, qu’elles soient intellectuelles ou spirituelles, s’évanouissent sous la domination des lois financières.
L’argent est omniprésent dans le texte. Sur la scène, trois imposants blocs rectangulaires brillent de mille feux sous la lumière étincelante, tels des lingots d’or. Partout, l’argent occupe tellement l’espace et les esprits qu’il est difficile pour l’homme de trouver sa propre place. Jess, désemparée et perdue, imagine même être la fille d’un extraterrestre. Elle ressent un vide énorme qu’elle tente de combler par des achats compulsifs. Happé par une quête sans fin de biens matériels afin de compenser un manque, le couple commence à se disloquer. David aime Jess et fait tout son possible, allant jusqu’à se reconvertir professionnellement, pour se sortir de cette situation complexe. Néanmoins, il est déjà trop tard. Aspirée dans un tourbillon de dettes, leur relation se détériore.
Comme à son habitude, Dennis Kelly, auteur britannique sulfureux, aborde une question contemporaine : l’argent fait-il le bonheur ? En présentant plusieurs personnages, issus de milieux et d’âges divers, de la jeune cadre castratrice à l’adolescente aux apparences timides dissimulant des actes violents, sans oublier le couple suffocant au milieu des pressions financières, l’auteur dresse le portrait d’une société obnubilée par l’argent, au sein de laquelle la réussite sociale dépend indéniablement de ce meilleur ennemi. Dans ce contexte, l’argent devient alors un moyen d’épanouissement personnel. Eblouis par l’appât du gain, tous abandonnent leurs croyances pour ne croire qu’en l’unique Dieu « money ». Divinité pour laquelle chacun est prêt à faire l’inconcevable.
Spectacle mettant en scène un désenchantement matérialiste, Love and Money montre que l’argent a parfois raison de l’amour. Lors de son unique représentation en Suisse, le mercredi 22 janvier au théâtre du Passage, la pièce a incité le public neuchâtelois à s’interroger sur son rapport à l’argent et à repenser sa définition du bonheur.